[m-yaz 2025] Au fond d'une bouteille de rhum
#41
« Pour l'imparfait, le côté en train de est il me semble implicite. »

J'hésite un peu à répondre parce que j'ai peur de passer pour particulièrement pédant ou prétentieux. Mais je vais essayer quand même.


Quelle est la différence entre Le soleil devait plonger et devait être en train de plonger ?
L'idée est de remplacer le verbe directeur devoir par le verbe être. Le « en train de » n'est là que pour faire le lien avec plonger, avec l'action de. On peut le paraphraser facilement en « le soleil plongeait ». Le problème, ce n'est donc pas l'imparfait mais la valeur portée par nos deux verbes, devoir et être.

Le verbe être est ce que l'on appelle un verbe copule. C'est-à-dire qu'il sert de passerelle entre le sujet et son complément, normalement un attribut. De fait, il est effaçable. Si je dit : Jean est grand, je peux le dire avec Jean = grand. Grand est assimilé à Jean, ce qui est vérifiable par l'impossibilité de mettre cette phrase au passif. Mais si je dis : Jean habite une grande maison, le signe égal n'est plus possible. C'est toute la différence. Avec être, le sujet s'assimile à quelque chose. Donc ici notre soleil s'assimile à l'acte de plonger vers l'horizon, une activité banale pour notre soleil : il est ce globe lumineux qui parcourt le ciel et ici, il est donné à voir en train de bientôt disparaître. Un objet normal du quotidien.

Devoir est lui un verbe modal. Normalement, personne ne dit : « Je dois. » « Hé, toi tu dois. »
Ça ne marche pas parce que devoir viens modaliser un autre verbe : je dois travailler, il doit dormir, il doit être fatigué (fonctionne avec être). On dit des verbes modaux qu'ils sont de valence nulle (la valance, c'est le nombre de complément qu'un verbe peut avoir : dormir = 0, manger = 1, donner = 2).
Or, les verbe modaux viennent apporter une appréciation de possibilité, d'obligation : pouvoir, devoir, vouloir, falloir. Si leur sémantisme leur permet d'être utilisés avec des sujets inanimés (il doit sonner, le téléphone) ou des verbes impersonnels (il peut pleuvoir), c'est bien souvent en lien avec une appréciation humaine. Même dans des formes régionales : « cette année, le raisin ne veut pas murir », ou dans des appréciations d'événements : « la course devait se dérouler un samedi », on sent toujours derrière la motivation humaine. Dans le premier cas, on donne aux raisins des émotions qu'ils n'ont pas pour expliciter celles du vigneron ; et dans le second cas, on se rend bien compte que ce n'est pas la course qui choisit de mais les organisateurs. Bref, en règle générale, ces verbes sous-entendent une volonté ou une estimation humaine.

Or, dans « le soleil devait plonger », tout le monde sera d'accord pour dire que le soleil ne veut pas plonger, que ce n'est pas son souhait, qu'il ne se dit pas qu'il faut qu'il le fasse, que le soleil ne s'impose pas cette obligation de plonger. C'est donc qu'une personne émet une hypothèse sur l'état d'avancement du soleil : « il est probablement en train de plonger » (retour au verbe être).
Mais comme la confirmation de cette hypothèse est très légèrement retardée, le lecteur s'interroge une seconde sur ce qu'il est en train de lire. D'où vient cette obligation ? Le soleil doit-il vraiment faire quelque chose ? Cela sera résolu avec le « car ».

Si l'on ne désire pas très très légèrement désorienter le lecteur, avoir recourt à un verbe d'état (ici, être) permet simplement de statuer sur cet état en déplaçant la modalisation. Subitement, puisque l'on sait que l'on parle de la course du soleil, du moment où elle en est, ce n'est plus vraiment du soleil que l'on parle mais de l'idée que s'en fait un narrateur, ce qui se confirmera quelques mots plus loin.

Pour le dire autrement, choisir un verbe modal suppose une activité humaine, dirons-nous, dont l'absence génèrera des interprétations de la part du lecteur : « Le  vieux fauteuil devait se taire s'il ne voulait pas finir à la décharge, alors il se taisait » [...] « C'est du moins ce que se disait Fernand pour s'expliquer qu'il ne grinçait que lorsque lui et Patouille venaient jouer à Misti-tire queue. »


Mais encore une fois, la proposition de Flam est parfaitement recevable, poétique et il a bien raison de la garder. C'est juste qu'il a fait un choix – absolument pertinent puisqu'au moins deux personnes y ont réagit – ce qui est un des buts de la littérature : provoquer (dans le bon sens du terme), susciter.


Pardon pour ce long post verbeux, en espérant ne pas m'être trop planté (je ne suis pas grammairien).
Goburlicheur de chrastymèles
[+] 1 personne remercie Astre*Solitaire pour ce message !
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Au fond d'une bouteille de rhum - par Flam - 12/04/2025, 21:55
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