À mon tour de sacrifier à ce fil, en espérant dissiper quelques incertitudes sur mon propre style...
"Prologue
En ce petit matin de mars, dans le village de Beck, la brume se lève à peine du vallon en contrebas, le coq a fini de chanter, les garçons, les filles et leurs parents se préparent aux travaux qui siéent à une communauté proche de la terre, à laquelle les quelques champs alentour évitent de se sentir trop encerclée par l’intimidante forêt Wissenwald.
Non loin de là, le manoir de Beck se réveille, lui aussi. Il faut monter une pente douce pour rejoindre, au sommet du plateau, cette haute bâtisse de pierre de masse modeste en comparaison avec celles des autres seigneuries du duché d’Altstein, entourée d’un haut mur qui fait plus office de signe extérieur d’autorité que de réelle protection. Par bonheur, cela fait quelques générations qu’aucun conflit n’a opposé la seigneurie à ses voisins.
À dire vrai, Konrad von Beck aurait grande peine à faire améliorer ses défenses. Ses serfs le croient pingre, car tel est le bruit qu’il laisse courir au lieu d’un autre qui ne ferait pas honneur à son rang. La réalité est que le seigneur est proche de la ruine, endetté même. Seuls les plus proches de lui, au manoir – ses serviteurs, le fils unique que lui a donné sa défunte épouse – et ses créanciers le savent. Les mauvaises récoltes récentes et la maigreur des revenus tirés des taxes locales n’expliquent pas à elles seules cet état financier déplorable. Ceux qui, ces derniers mois dans le manoir, ont prêté attention aux visites rendues à Konrad, ou capté plus ou moins fortuitement des échos étouffés de conversations qui en ont émané, formulent entre eux les hypothèses de placements mystérieux et risqués, d’associations mal avisées et de créances dangereuses.
Vous êtes de ces témoins-là, vous qui n’êtes pas un paysan mais faites partie du personnel du manoir, sous l’autorité directe du seigneur. Cependant, votre cas a ceci de particulier que vous avez connaissance d’autres choses que vous ne jugez pas opportun de partager avec les autres. Vous savez, par exemple, que Konrad n’a pas seulement reçu des visites en rapport avec ses affaires malheureuses, mais aussi fait envoyer quantité de messages à divers interlocuteurs à travers le duché et même au-delà, pour certains de hautes personnalités que le rang du seigneur ne devrait même pas lui permettre de côtoyer.
Vous savez cela parce que vous n’êtes pas non plus un cuisinier ni une femme de chambre, ni même techniquement un serf (ce qui interpelle un peu les autres serviteurs), et encore moins le fils du seigneur. Vous êtes son messager.
-x-
Trois ans se sont écoulés depuis que les habitants de Beck ont commencé à voir circuler, entre le manoir et le reste du monde, une silhouette étrangère à la seigneurie : la vôtre. Ce petit village planté sur le flanc d’un des reliefs qui bordent le lit du fleuve Stag vous avait paru un point de chute approprié pour la reconstruction d’une vie, après de longs mois de pérégrinations. Les gens de Beck, eux, n’ont d’abord pas vu d’un très bon œil ce jeune homme prématurément mûri que l’on disait survivant de la Guerre de la Croisée, là-bas dans le vallon, au confluent du Stag et de la Wibeka ; mais après avoir constaté que le seigneur vous trouvait quelque fonction et qu’en outre vous saviez tenir votre place en leur présence, ils ont cessé de rechigner à vous saluer à votre passage, et ont même tendance à vous ménager un peu lorsque, en des occasions chichement choisies, vous daignez lâcher quelque information distrayante – mais rien de compromettant ni surtout de confidentiel – sur la vie au manoir. Ainsi avez-vous pu vous intégrer ici, dans cette campagne tranquille quand vous n’êtes pas en mission sur les routes : en louvoyant et en assurant une hypothétique jonction entre deux classes sociales, avec des distances bien mesurées avec l’une et l’autre qui vous permettent de ne pas trop exhiber votre bagage intime.
Les cinq années de la Guerre de la Croisée avaient vu trois duchés se déchirer pour un lopin de terre limitrophe. Arraché à votre vie de garçon des rues mal nourri mais débrouillard pour être jeté dans le fracas des armes et des meurtres, vous en étiez sorti physiquement à peu près intact, un peu plus riche d’expériences, mais moralement en une quête désespérée de nouveaux repères qui vous libéreraient des pièges des anciens. Après la survie dans la misère urbaine, puis celle au milieu de la violence militaire, vous n’entrevoyiez le salut de votre âme que dans un changement radical de milieu. Vous aviez donc laissé derrière vous à la fois la ville et les propositions de carrière dans les armes, pour vous diriger vers l’intérieur des terres, en offrant divers services contre rétribution, et en particulier celui auquel vous excelliez déjà sur les pavés et les champs de bataille : porter les communications entre les personnes. Bien sûr, l’immense majorité de vos clients ne savait ni lire ni écrire mais, singulièrement, vous pouviez pallier ces manques : ceux qui vous ont élevé dans la rue ont su eux-mêmes vous enseigner le sens des lettres et des chiffres, et même l’art d’en reproduire quelques-uns – une éducation que vous avez tenu à prolonger du mieux que vous pouviez dans l’armée du duc d’Altstein. Alors, pour ceux nombreux dans l’incapacité de vous remettre un message écrit, c’était vous qui retranscriviez leurs paroles pour les transmettre, oralement, à leurs destinataires.
C’est de cette manière que vous avez vécu sans confort excessif mais en mangeant à peu près à votre faim, battant la campagne de village en village en ne pouvant compter que sur vos jambes et vos ressources (le cheval est un luxe dans le pays). Arrivé au village de Beck, ces perspectives d’avenir ont quelque peu évolué : le seigneur local, ayant eu vent de votre compétence, vous a fait mander. Sensible à votre expérience, à votre degré d’instruction modeste mais supérieur à la moyenne de votre condition, et à votre capacité à défendre votre vie, Konrad a proposé de vous attacher à son service – ce que vous avez accepté avec d’autant plus d’empressement que ce service était non exclusif, vous permettant de le poursuivre également auprès des serfs. Voilà qui vous a amené au statut un peu intermédiaire où vous vous trouvez aujourd’hui, travaillant autant pour la noblesse que pour la populace avec tous les efforts d’adaptation aux différents milieux que cela implique. Comme vous êtes arrivé étranger à la seigneurie de Beck, Konrad n’a à ce jour pas jugé utile de vous soumettre formellement au servage. Cependant, pour le même motif de non-priorité, vous ne portez pas de livrée – seul le blason de Beck sur les boîtes à messages que vous transportez attestent de votre service. Et bien que le seigneur dispose de quelques chevaux, il ne vous a toujours pas offert l’opportunité d’en monter un, se conformant à la légende de sa pingrerie proverbiale – sans parler du fait qu’avant d’espérer user d’une telle monture, il vous reste à acquérir de sérieuses notions d’équitation…
-x-
Or donc, en ce petit matin de mars, vous avez fait une pause dans la cuisine du manoir de Beck pour grignoter un bout de pain laissé sur une table, en vous demandant qui de votre maître, du sabotier ou du meunier aura un message à vous faire transmettre aujourd’hui, à moins que vous ne deviez aller prêter vos bras à quelque activité manuelle au village. C’est alors qu’un serviteur apparaît dans la pièce et met fin à vos réflexions, en annonçant que le seigneur Konrad vous fait mander sans délai dans sa salle de commandement. Vous engloutissez le reste du bout de pain que vous achevez de mâcher tout en vous dirigeant vers la salle à l’étage.
« Entre », fait une voix quand vous frappez à la porte – une voix curieusement située entre fermeté et lassitude.
La salle de commandement est une grande pièce décorée sans ostentation et meublée dans le seul souci de la pratique : quelques portraits d’ancêtres titulaires de la seigneurie accrochés aux murs, et au milieu une grande table où s’entassent confusément (pour le visiteur, du moins) cartes et documents manuscrits. Derrière la table, une chaise à accoudoirs simple soutient le corps de grande taille mais quelque peu accablé du seigneur Konrad von Beck, dont la rigueur de la barbe sombre parfaitement taillée forme une curieuse combinaison avec le front strié de plis trahissant sans équivoque une anxiété inscrite de trop longue date. À votre entrée, le grand corps lève le nez d’un document.
« Tankred. »
Il a prononcé votre prénom sur un ton d’une étrange neutralité, comme s’il s’apprêtait à vous annoncer le décès d’un de vos proches ou – plus inquiétant pour vous – qu’il compterait dorénavant se passer de vos services. Un indice, cependant, infirme cette dernière hypothèse : une boîte à messages au blason de Beck fermée et posée en évidence sur la table – pas n’importe quelle boîte. Celle-ci, vous ne l’avez transportée qu’en de rares occasions, à chaque fois avec un raffinement de recommandations de l’expéditeur. Elle a la particularité assez extraordinaire de paraître parfaitement hermétique : nulle trace d’ouverture, de serrure ou de mécanisme tangible sur sa surface ouvragée. La singularité de cet objet vous a toujours fasciné, et titillé votre imagination quant à son contenu si bien protégé.
Konrad pousse la boîte de quelques centimètres vers vous.
« J’ai besoin que tu trouves un certain Albrecht Grimm à la taverne du "Joueur de flûte", à Rachenburg, et que tu lui remettes ceci. »
La demi-seconde qu’il vous faut pour assimiler cette information vous semble en durer le triple.
Rachenburg. La ville portuaire autonome au confluent du Stag et de la Wibeka. Vous aviez fini par oublier l’éventualité que vous pourriez y revenir un jour. Vous ignorez si vous y êtes né, mais c’est bien là, dans le danger de ses rues, que vous avez commencé à vous forger. Après que vous l’ayez quittée, vous n’avez même pas eu à vous efforcer d’éviter d’y retourner : étrangement, aucune de vos commissions ne vous y a ramené, jusqu’à maintenant. Mais sans doute cette esquive ne pouvait-elle durer éternellement. Vous qui avez connu Rachenburg au crépuscule de sa bonne fortune, puis en déclin inexorable après la guerre, dans quel état allez-vous aujourd’hui retrouver le théâtre de votre enfance ?
Konrad connaît-il votre lien avec Rachenburg ? A-t-il constaté votre trouble en cet instant ? De cela, il ne laisse rien paraître. Prenant une bourse posée sur la table, il la déplace à côté de la boîte à messages. Elle, vous devinez ce qu’elle contient : quelques deniers en supplément pour couvrir vos frais, notamment le droit d’entrée dans la ville.
« Ne tarde pas », ajoute-t-il.
Vous prenez la boîte et la bourse sans un mot ; vos acquiescements aux ordres de mission se sont toujours passés de paroles, et il est rare que vous ayez des commentaires à y faire.
Sur quoi Konrad von Beck met fin à l’entretien d’un « Bonne route » aussi neutre qu’au début, le nez déjà replongé dans son document. Vous jureriez pourtant qu'au moment où vous repassez la porte, il relève brièvement les yeux pour vous partir, avec un vous-ne-savez-quoi dans le regard.
Une demi-heure plus tard, vos affaires de route rassemblées, vous êtes de retour à la cuisine, étudiant les modalités de votre voyage, et la tête agitée d’autres interrogations.
Rendez-vous au 1."
"Prologue
En ce petit matin de mars, dans le village de Beck, la brume se lève à peine du vallon en contrebas, le coq a fini de chanter, les garçons, les filles et leurs parents se préparent aux travaux qui siéent à une communauté proche de la terre, à laquelle les quelques champs alentour évitent de se sentir trop encerclée par l’intimidante forêt Wissenwald.
Non loin de là, le manoir de Beck se réveille, lui aussi. Il faut monter une pente douce pour rejoindre, au sommet du plateau, cette haute bâtisse de pierre de masse modeste en comparaison avec celles des autres seigneuries du duché d’Altstein, entourée d’un haut mur qui fait plus office de signe extérieur d’autorité que de réelle protection. Par bonheur, cela fait quelques générations qu’aucun conflit n’a opposé la seigneurie à ses voisins.
À dire vrai, Konrad von Beck aurait grande peine à faire améliorer ses défenses. Ses serfs le croient pingre, car tel est le bruit qu’il laisse courir au lieu d’un autre qui ne ferait pas honneur à son rang. La réalité est que le seigneur est proche de la ruine, endetté même. Seuls les plus proches de lui, au manoir – ses serviteurs, le fils unique que lui a donné sa défunte épouse – et ses créanciers le savent. Les mauvaises récoltes récentes et la maigreur des revenus tirés des taxes locales n’expliquent pas à elles seules cet état financier déplorable. Ceux qui, ces derniers mois dans le manoir, ont prêté attention aux visites rendues à Konrad, ou capté plus ou moins fortuitement des échos étouffés de conversations qui en ont émané, formulent entre eux les hypothèses de placements mystérieux et risqués, d’associations mal avisées et de créances dangereuses.
Vous êtes de ces témoins-là, vous qui n’êtes pas un paysan mais faites partie du personnel du manoir, sous l’autorité directe du seigneur. Cependant, votre cas a ceci de particulier que vous avez connaissance d’autres choses que vous ne jugez pas opportun de partager avec les autres. Vous savez, par exemple, que Konrad n’a pas seulement reçu des visites en rapport avec ses affaires malheureuses, mais aussi fait envoyer quantité de messages à divers interlocuteurs à travers le duché et même au-delà, pour certains de hautes personnalités que le rang du seigneur ne devrait même pas lui permettre de côtoyer.
Vous savez cela parce que vous n’êtes pas non plus un cuisinier ni une femme de chambre, ni même techniquement un serf (ce qui interpelle un peu les autres serviteurs), et encore moins le fils du seigneur. Vous êtes son messager.
-x-
Trois ans se sont écoulés depuis que les habitants de Beck ont commencé à voir circuler, entre le manoir et le reste du monde, une silhouette étrangère à la seigneurie : la vôtre. Ce petit village planté sur le flanc d’un des reliefs qui bordent le lit du fleuve Stag vous avait paru un point de chute approprié pour la reconstruction d’une vie, après de longs mois de pérégrinations. Les gens de Beck, eux, n’ont d’abord pas vu d’un très bon œil ce jeune homme prématurément mûri que l’on disait survivant de la Guerre de la Croisée, là-bas dans le vallon, au confluent du Stag et de la Wibeka ; mais après avoir constaté que le seigneur vous trouvait quelque fonction et qu’en outre vous saviez tenir votre place en leur présence, ils ont cessé de rechigner à vous saluer à votre passage, et ont même tendance à vous ménager un peu lorsque, en des occasions chichement choisies, vous daignez lâcher quelque information distrayante – mais rien de compromettant ni surtout de confidentiel – sur la vie au manoir. Ainsi avez-vous pu vous intégrer ici, dans cette campagne tranquille quand vous n’êtes pas en mission sur les routes : en louvoyant et en assurant une hypothétique jonction entre deux classes sociales, avec des distances bien mesurées avec l’une et l’autre qui vous permettent de ne pas trop exhiber votre bagage intime.
Les cinq années de la Guerre de la Croisée avaient vu trois duchés se déchirer pour un lopin de terre limitrophe. Arraché à votre vie de garçon des rues mal nourri mais débrouillard pour être jeté dans le fracas des armes et des meurtres, vous en étiez sorti physiquement à peu près intact, un peu plus riche d’expériences, mais moralement en une quête désespérée de nouveaux repères qui vous libéreraient des pièges des anciens. Après la survie dans la misère urbaine, puis celle au milieu de la violence militaire, vous n’entrevoyiez le salut de votre âme que dans un changement radical de milieu. Vous aviez donc laissé derrière vous à la fois la ville et les propositions de carrière dans les armes, pour vous diriger vers l’intérieur des terres, en offrant divers services contre rétribution, et en particulier celui auquel vous excelliez déjà sur les pavés et les champs de bataille : porter les communications entre les personnes. Bien sûr, l’immense majorité de vos clients ne savait ni lire ni écrire mais, singulièrement, vous pouviez pallier ces manques : ceux qui vous ont élevé dans la rue ont su eux-mêmes vous enseigner le sens des lettres et des chiffres, et même l’art d’en reproduire quelques-uns – une éducation que vous avez tenu à prolonger du mieux que vous pouviez dans l’armée du duc d’Altstein. Alors, pour ceux nombreux dans l’incapacité de vous remettre un message écrit, c’était vous qui retranscriviez leurs paroles pour les transmettre, oralement, à leurs destinataires.
C’est de cette manière que vous avez vécu sans confort excessif mais en mangeant à peu près à votre faim, battant la campagne de village en village en ne pouvant compter que sur vos jambes et vos ressources (le cheval est un luxe dans le pays). Arrivé au village de Beck, ces perspectives d’avenir ont quelque peu évolué : le seigneur local, ayant eu vent de votre compétence, vous a fait mander. Sensible à votre expérience, à votre degré d’instruction modeste mais supérieur à la moyenne de votre condition, et à votre capacité à défendre votre vie, Konrad a proposé de vous attacher à son service – ce que vous avez accepté avec d’autant plus d’empressement que ce service était non exclusif, vous permettant de le poursuivre également auprès des serfs. Voilà qui vous a amené au statut un peu intermédiaire où vous vous trouvez aujourd’hui, travaillant autant pour la noblesse que pour la populace avec tous les efforts d’adaptation aux différents milieux que cela implique. Comme vous êtes arrivé étranger à la seigneurie de Beck, Konrad n’a à ce jour pas jugé utile de vous soumettre formellement au servage. Cependant, pour le même motif de non-priorité, vous ne portez pas de livrée – seul le blason de Beck sur les boîtes à messages que vous transportez attestent de votre service. Et bien que le seigneur dispose de quelques chevaux, il ne vous a toujours pas offert l’opportunité d’en monter un, se conformant à la légende de sa pingrerie proverbiale – sans parler du fait qu’avant d’espérer user d’une telle monture, il vous reste à acquérir de sérieuses notions d’équitation…
-x-
Or donc, en ce petit matin de mars, vous avez fait une pause dans la cuisine du manoir de Beck pour grignoter un bout de pain laissé sur une table, en vous demandant qui de votre maître, du sabotier ou du meunier aura un message à vous faire transmettre aujourd’hui, à moins que vous ne deviez aller prêter vos bras à quelque activité manuelle au village. C’est alors qu’un serviteur apparaît dans la pièce et met fin à vos réflexions, en annonçant que le seigneur Konrad vous fait mander sans délai dans sa salle de commandement. Vous engloutissez le reste du bout de pain que vous achevez de mâcher tout en vous dirigeant vers la salle à l’étage.
« Entre », fait une voix quand vous frappez à la porte – une voix curieusement située entre fermeté et lassitude.
La salle de commandement est une grande pièce décorée sans ostentation et meublée dans le seul souci de la pratique : quelques portraits d’ancêtres titulaires de la seigneurie accrochés aux murs, et au milieu une grande table où s’entassent confusément (pour le visiteur, du moins) cartes et documents manuscrits. Derrière la table, une chaise à accoudoirs simple soutient le corps de grande taille mais quelque peu accablé du seigneur Konrad von Beck, dont la rigueur de la barbe sombre parfaitement taillée forme une curieuse combinaison avec le front strié de plis trahissant sans équivoque une anxiété inscrite de trop longue date. À votre entrée, le grand corps lève le nez d’un document.
« Tankred. »
Il a prononcé votre prénom sur un ton d’une étrange neutralité, comme s’il s’apprêtait à vous annoncer le décès d’un de vos proches ou – plus inquiétant pour vous – qu’il compterait dorénavant se passer de vos services. Un indice, cependant, infirme cette dernière hypothèse : une boîte à messages au blason de Beck fermée et posée en évidence sur la table – pas n’importe quelle boîte. Celle-ci, vous ne l’avez transportée qu’en de rares occasions, à chaque fois avec un raffinement de recommandations de l’expéditeur. Elle a la particularité assez extraordinaire de paraître parfaitement hermétique : nulle trace d’ouverture, de serrure ou de mécanisme tangible sur sa surface ouvragée. La singularité de cet objet vous a toujours fasciné, et titillé votre imagination quant à son contenu si bien protégé.
Konrad pousse la boîte de quelques centimètres vers vous.
« J’ai besoin que tu trouves un certain Albrecht Grimm à la taverne du "Joueur de flûte", à Rachenburg, et que tu lui remettes ceci. »
La demi-seconde qu’il vous faut pour assimiler cette information vous semble en durer le triple.
Rachenburg. La ville portuaire autonome au confluent du Stag et de la Wibeka. Vous aviez fini par oublier l’éventualité que vous pourriez y revenir un jour. Vous ignorez si vous y êtes né, mais c’est bien là, dans le danger de ses rues, que vous avez commencé à vous forger. Après que vous l’ayez quittée, vous n’avez même pas eu à vous efforcer d’éviter d’y retourner : étrangement, aucune de vos commissions ne vous y a ramené, jusqu’à maintenant. Mais sans doute cette esquive ne pouvait-elle durer éternellement. Vous qui avez connu Rachenburg au crépuscule de sa bonne fortune, puis en déclin inexorable après la guerre, dans quel état allez-vous aujourd’hui retrouver le théâtre de votre enfance ?
Konrad connaît-il votre lien avec Rachenburg ? A-t-il constaté votre trouble en cet instant ? De cela, il ne laisse rien paraître. Prenant une bourse posée sur la table, il la déplace à côté de la boîte à messages. Elle, vous devinez ce qu’elle contient : quelques deniers en supplément pour couvrir vos frais, notamment le droit d’entrée dans la ville.
« Ne tarde pas », ajoute-t-il.
Vous prenez la boîte et la bourse sans un mot ; vos acquiescements aux ordres de mission se sont toujours passés de paroles, et il est rare que vous ayez des commentaires à y faire.
Sur quoi Konrad von Beck met fin à l’entretien d’un « Bonne route » aussi neutre qu’au début, le nez déjà replongé dans son document. Vous jureriez pourtant qu'au moment où vous repassez la porte, il relève brièvement les yeux pour vous partir, avec un vous-ne-savez-quoi dans le regard.
Une demi-heure plus tard, vos affaires de route rassemblées, vous êtes de retour à la cuisine, étudiant les modalités de votre voyage, et la tête agitée d’autres interrogations.
Rendez-vous au 1."
Souris ! Tu ne peux pas tous les tuer...