[m-yaz 2024] A vendetta
#29
Voici une petite AVH dépaysante qui nous emmène en Corse au début du XXe siècle. Nous incarnons un jeune homme qui, en raison des traditions de l’île, se voit contraint d’exercer une justice privée à l’encontre du meurtrier de son frère… S’ensuit une course-poursuite dans les paysages montagneux de l’Île de Beauté.

Avant toute chose, j’ai apprécié cette histoire bien croquée par Grattepapier. Et ce n’était pas gagné. Ghjuvan Battista Rossi m’a été relativement vite antipathique – comme à peu près tous les personnages de ce récit – parce que la violence qui est présentée et l’attitude générale des individus croisés en regard de cette dernière m’est odieuse. Néanmoins, s’il n’y a pas vraiment de prise de position directe de l’auteur en regard des exactions des uns et des autres, une légère forme de morale couplée aux conséquences absurdes de la vendetta viennent un peu rééquilibrer le tout. Surtout, on sent la volonté de présenter un récit authentique – réaliste quand à la société de l’époque, ça, je ne le sais pas et ne m'y aventurerai pas –, et ce parti pris d'essayer d'être crédible a emporté mon adhésion.

Mais justement, puisque c’est censé être une aventure avec un cadre réaliste (merveilleux inclus), plusieurs points m’ont fait froncer les sourcils.
On trouve tout d'abord des problèmes d’accord de temps – notamment dans leurs valeurs aspectuelles (accompli/inaccompli) – qui perturbent un peu la lecture. Il est parfois difficile de faire coïncider le déroulé d'une histoire avec un temps au passé composé car leurs formes aspectuelles s'opposent. C'est d'ailleurs pour cela que le passé simple demeure pertinent (car non sécant et inaccompli). Puis il y a les classiques répétitions de sections qui deviennent un peu lourdes à lire lorsque l'on fait l'aventure dans son entier (le passage des trois cavaliers, l’affrontement sur le quai). Comme il n’y a que 50 sections, j’avoue apprécier des textes systématiquement différents, même si c’est pour dire la même chose. À l’inverse, je tire mon chapeau pour l’excellente recherche sur les vocables corses, très immersifs, tout en n’étant pas envahissant. J’ai particulièrement apprécié le folklore merveilleux.

Ensuite, à quelques endroits, il me semble que la vraisemblance est prise en défaut.
En effet, au début de notre histoire, le jeune héros va devoir s’enfoncer dans le maquis montagneux avec des tueurs à ses trousses et, évidemment, il pense à emporter une blague à tabac et une fiole d’eau bénite. Vraiment ?
De plus, il ne peut prendre que deux objets… Pourquoi que deux ? Une fois nantie de la blague et de la fiole, n’a-t-il plus assez de place pour la pièce de 10 francs ? Ses parents, qu’il ne reverra plus jamais, seraient-ils trop pingres pour la lui donner ? Alors que part la suite, il n’aura aucun problème pour transporter une bible ou un stylet. Je suis un peu taquin, là. Pardon. Et effectivement, en terme de mécanique de jeu, on comprend bien le pourquoi du comment. Je dirais même que l'on y est habitué. Trop peut-être, car c'est le vraisemblable qui dès lors en pâtit.
Pour parvenir à la dernière des fins, je crois que la meilleure option est de prendre la corde et la blague à tabac. Je dirais : « pourquoi pas ». Mais est-ce bien le choix que nous ferions si une alternative pareille un jour nous échoit ?
Dans le même ordre d’idée, au paragraphe 46, il est écrit que : « Il y a eu un bruit sec quand sa tête a cogné le pavé du quai, et la silhouette n’a plus bougé ». Un frère de moins ! On affronte l’autre au paragraphe 5 et « avec leur aide [des marins], nous avons dissimulé le cadavre de Filippu ». Et donc, l'autre cadavre, lui, on le laisse sur le quai ? Un léger oubli, probablement (ou alors il y a quelque chose que j'ai ratée).
Enfin, il y existe des choix particuliers à réaliser pour atteindre la dernière fin ; et ils semblent vraiment contre-intuitifs au vu de la situation – comme d’aller faire un détour auprès de sa belle – ou qui nous sont faussement présentés. C'est notamment le cas du paragraphe 10 : « Mais où m’abriter ? Sous un arbre [...] ? C’était le meilleur moyen de mourir foudroyé, ou assommé par une branche cassée. Sous un rocher [...] ? Des fleuves de boue dévalaient des hauteurs, trempant tout sur leur passage, rendant illusoire la possibilité de rester au sec. ». Tout ici nous incite à prendre l’autre solution (ne pas s’abriter). C’est pourtant une erreur : il faut chercher à s'abriter. Idem au paragraphe 23 : « Je pouvais : soit opter pour une stratégie défensive pour surtout ne pas être blessé (rendez-vous au 47) ». Et au 47 : vous êtes blessé (et en l’occurrence mort puisque j’étais déjà diminué). Je ne dis pas qu’il ne faut pas l’écrire ; mais il faut alors y laisser voir une possibilité – « dans l’espoir de n’être pas blessé » – et non une certitude.

À côté de cela, certaines descriptions emportent tout à fait l’adhésion, les personnages sont remarquables de vie, d’authenticité, mérite à saluer d’autant plus qu’ils sont nombreux et systématiquement crédibles. J’ai bien aimé l’introduction du merveilleux (à mon sens plus que du fantastique en raison de la scène dans le village abandonné) qui donne une patine supplémentaire bien intégrée au reste du récit.
L’ambiance est très bonne et j’ai tout à fait ressenti la course-poursuite, l’urgence, la nature. Seule peut-être l’évocation des remords m’a semblé plus artificielle. Mais sur un texte aussi court, c’est difficile à travailler.
Les règles sont très simples et on peut à peu près y jouer sans prendre de note. Il y a un bon équilibre, je trouve, entre l’échec (12 fois), la semi-réussite (3 fois) et la réussite (2 fois). Ce qui permet une excellente ludicité – j’ai dû faire 35/40 sections pour parvenir à trouver les trois fins. Équilibre est donc le mot qui revient, entre architecture maîtrisée et difficulté bien gérée – ni trop facile (je suis mort dès le début), ni trop complexe (les choix obligatoires pour parvenir au 50).

Trois derniers points.
L’action rédemptrice de fin est toute de même difficile à justifier après tout ce qui vient de se passer. Le personnage a tué trois des quatre frères en 72 heures, dont un dans le dos. Qui va croire à son petit laïus de fin ? Probablement pas beaucoup de monde et certainement pas le dernier frère qui, happé par son environnement culturel, s’en ira certainement sur le continent pour nous faire la peau. L’idée est bonne en soi, mais elle est compliquée à mettre en place sur seulement 50 sections.
L’emploi de la première personne du singulier est probablement là pour permettre cette immersion dans ce personnage, ressentir son trouble et donc mieux faire accepter cette fin. Tout en étant assez original – utilisation qu’il faudrait creuser si cela n’a pas déjà été fait – c’est tout le travail d’embrayeurs de sens qu’il faudrait revoir et approfondir. Attention, le texte est bon et bien écrit. Mais il manque quelque chose, ou plutôt, le niveau de ressenti est trop faible. Il est présent, comme lorsque la météo vient souligner l’état émotionnel du personnage, mais cela demeure encore trop à la surface, comme si le rythme de la narration ne permettait pas tant d’appesantissement. Et ainsi que l'a relevé Loi-Kymar, le passé composé n'aide pas.
Enfin j’ai le sentiment que le thème n’y est pas. C’est une histoire de sang, de vengeance, de course-poursuite, éventuellement de rédemption, en Corse. Mais le lien avec l’engrenage est pour moi trop ténu. Il aurait trouvé sa justification si l’on avait incarné plusieurs membres de la famille Rossi sur de nombreuses générations. Là l’engrenage infernal de la vengeance aurait pu être mis en avant. Ici, il est au mieux un vague cadre d’arrière-plan.

J’espère, Grattepapier, que mes remarques ne te sembleront pas trop sévères, car j’ai vraiment passé un excellent moment à me carapater au sein du maquis corse et je prends toujours beaucoup de plaisir à lire tes AVH. Merci à toi.
Goburlicheur de chrastymèles
[+] 1 personne remercie Astre*Solitaire pour ce message !
Répondre


Messages dans ce sujet
A vendetta - par grattepapier - 30/03/2024, 13:03
RE: A vendetta - par Skarn - 01/04/2024, 18:56
RE: A vendetta - par grattepapier - 02/04/2024, 22:15
RE: A vendetta - par Skarn - 03/04/2024, 21:00
RE: A vendetta - par grattepapier - 04/04/2024, 13:05
RE: A vendetta - par Fitz - 18/04/2024, 17:51
RE: A vendetta - par grattepapier - 20/04/2024, 08:55
RE: A vendetta - par grattepapier - 21/04/2024, 10:50
RE: A vendetta - par Flam - 22/04/2024, 21:04
RE: A vendetta - par grattepapier - 23/04/2024, 12:14
RE: A vendetta - par Shosho - 23/04/2024, 16:18
RE: A vendetta - par Flam - 23/04/2024, 17:20
RE: A vendetta - par grattepapier - 23/04/2024, 21:27
RE: A vendetta - par grattepapier - 23/04/2024, 21:29
RE: A vendetta - par grattepapier - 23/04/2024, 21:30
RE: A vendetta - par Père Ubu - 27/04/2024, 11:58
RE: A vendetta - par grattepapier - 27/04/2024, 15:58
RE: A vendetta - par ledahu - 04/05/2024, 10:33
RE: A vendetta - par grattepapier - 06/05/2024, 09:19
RE: A vendetta - par grattepapier - 15/05/2024, 10:44
RE: A vendetta - par Loi-Kymar - 23/05/2024, 01:06
RE: A vendetta - par grattepapier - 23/05/2024, 09:18
RE: A vendetta - par Loi-Kymar - 25/05/2024, 23:49
RE: A vendetta - par grattepapier - 26/05/2024, 22:31
RE: A vendetta - par grattepapier - 30/05/2024, 09:53
RE: A vendetta - par Lady V - 09/06/2024, 20:07
RE: A vendetta - par grattepapier - 10/06/2024, 12:17
RE: A vendetta - par grattepapier - 18/06/2024, 13:23
RE: A vendetta - par Astre*Solitaire - 14/07/2024, 23:13
RE: A vendetta - par grattepapier - 17/07/2024, 11:01
RE: A vendetta - par grattepapier - 17/07/2024, 22:41
RE: A vendetta - par Flam - 18/07/2024, 19:29



Utilisateur(s) parcourant ce sujet : 25 visiteur(s)