03/08/2017, 17:05
Lors de mes trois premières tentatives, j’ai appliqué la même tactique : frapper aux moments où je jugeais que ma cible était la plus vulnérable, de façon à maximiser les dégâts. Toutefois, cela ne s’est pas révélé particulièrement efficace. Malgré un score de blessures relativement élevé, je n’ai pu empêcher le guerrier de sortir du donjon et de traverser la forêt. J’ai mis à profit ces trois lectures pour essayer les trois approches finales — patiente, agressive, économique —, sans succès : l’homme est arrivé en vie à la tour de son commanditaire, et l’aventure s’est finie au paragraphe 22, où le mage sournois se charge lui-même de la tâche en nous gratifiant d’un commentaire blasé…
Un peu frustré, j’ai hésité à aborder mon quatrième essai de la manière la plus bourrine possible, en frappant dès que la possibilité se présentait. Toutefois, j’ai préféré changer mon fusil d’épaule et opter pour une tactique qui me paraissait plus judicieuse : frapper non aux moments où le guerrier était en position de faiblesse, mais à ceux où il avait le moins de chances de me détecter — derrière un dragon, en profitant d’une embuscade de gobelins… Toutefois, là encore, j’ai pu lui faire un nombre considérable de dégâts, mais pas suffisamment pour que l’aventure ne se termine pas de nouveau au 22.
À chacune de ces quatre tentatives, j’ai choisi de charcuter le dragon, et à chaque fois, l’homme s’est enfui en laissant son sac à terre, me gratifiant ainsi du code « dépourvu » (le dé semble avoir été particulièrement têtu). Or, j’ai vite eu le sentiment que c’était à cause de ce fameux code que je tombais sans cesse sur la même fin. D’autre part, lors de ma tentative agressive, j’ai cru deviner que j’aurais pu venir à bout du guerrier si j’avais eu plus que les 10 points d’énergie consommés.
Par conséquent, j’ai abordé mon cinquième essai en prenant deux décisions : ne pas toucher au dragon, de façon à éviter le fameux code, et, en fait, ne pas tenter quoi que ce soit avant que ma cible ne soit presque sortie de la forêt, pour tout donner à ce moment-là dans l’approche agressive que j’avais déjà tentée auparavant.
Et cela a payé ! À bloc d’énergie, j’ai pu harceler le pauvre homme au point de le faire complètement craquer. Devenu à moitié fou, ayant perdu toute sa lucidité, il n’a rien pu faire contre mon dernier coup de lame. Victoire !…
…Victoire, vraiment ? Rien n’est moins sûr.
Ayant accompli ma mission, j’ai parcouru les différents paragraphes de l’aventure sans la jouer, de façon à voir ce que j’avais manqué. Et là, j’ai constaté deux choses. Premièrement, ce fameux « dépourvu » m’a effectivement fait passer à côté d’un paquet de fins intéressantes. Deuxièmement, ces fins donnent à ces cinquante paragraphes une profondeur que je ne soupçonnais pas, et m’ont fait réaliser que j’étais passé à côté de la véritable histoire.
Deux choses m’ont plu dès ma première lecture d’Un poignard. En premier lieu, le style de Skarn, toujours aussi bon malgré quelques fautes d’orthographe, heureusement pas très nombreuses. On y retrouve cette ironie caractéristique basée sur les contrastes et accentuée par des phrases courtes, la description de la tour de Yoztramo en étant la parfaite illustration. En second lieu, j’ai beaucoup aimé ce qu’on pourrait prendre pour un hommage un peu moqueur aux premiers Défis fantastiques, mais que je considère plutôt comme de gentilles piques envers ces livres qu’on a tous aimés à une époque où l’on était moins regardants sur la qualité de ce qu’on avait entre les mains, dont on ne peut s’empêcher de critiquer les défauts, désormais, mais pour lesquels on garde tous une tendresse particulière.
La description de la façon dont le guerrier a probablement occis le dragon, par exemple, est tellement comique ! Et la réaction perplexe de l’ombre chasseresse face au carnage n’en rend la scène que plus drôle. Mais les nombreuses références aux D.F., que je prenais essentiellement pour un clin d’œil appuyé, prennent une toute autre envergure lorsqu’on arrive à terminer l’aventure dans la tour du mage à un autre paragraphe que le 22. Ce qui était « juste » drôle prend alors un tour nettement plus profond.
Un poignard dans le dos part de multiples détails qui caractérisent les Défis fantastiques d’origine, mais celui qui est au cœur du récit concerne l’anonymat du héros, le fameux « vous ». Le texte prend pour parti de pousser cet anonymat à l’extrême, en faisant du guerrier une créature purement artificielle, simple pièce d’échecs dans les mains des sorciers qui le manipulent. Ce choix, franchement intéressant, est tout à fait cohérent avec les tout premiers D.F., dans lesquels rien ou presque ne caractérise le personnage qu’incarne le lecteur. Mais surtout, il fournit à l’aventure le ressort dramatique qui en fait tout le sel. Comment, en effet, ne pas être pris de compassion pour cette pauvre créature sans identité, sans vie véritable, sans âme, qui sait ? Comment ne pas avoir envie de prendre parti pour elle contre un Yoztramo qui, d’un coup, devient nettement moins affable que son alter ego livingstonien ?
Voilà pourquoi je pense que ma victoire n’en était pas une, et que je suis passé, finalement, à côté du récit. Ce qui ne m’a pas empêché de prendre beaucoup de plaisir à le lire et à le jouer. Cette double lecture est en effet très bien conçue, car je me suis beaucoup amusé à essayer de trouver le meilleur moyen de remplir ma mission d’assassin. Du côté de la jouabilité, donc, c’est une réussite. Mais pour apprécier véritablement Un poignard, je pense qu’il faut refuser dès le départ le contrat que le récit feint de vouloir passer avec nous. À l’instar d’autres œuvres (je pense au jeu vidéo the Path, par exemple), le lecteur derrière l’ombre chasseresse a plutôt intérêt à ne pas la laisser céder à ses instincts de tueur, c’est à dire à ne pas céder, lui, à ses instincts de joueur, et à aller à l’encontre des codes classiques de la fiction interactive en intervenant le moins possible.
En fait, le moyen d’atteindre la meilleure fin (pour moi) consiste à ne pas intervenir du tout. En lisant Un poignard dans le dos comme une nouvelle, en ignorant l’aspect interactif, le texte prend tout son sens et l’intensité dramatique est menée à son paroxysme. En laissant la créature du mage se retourner contre lui, puis en la délivrant du tourment de la vie, le point final est atteint. L’histoire ne se répètera pas. Le dernier paragraphe est vraiment le dernier.
Je ne me souviens pas avoir déjà lu une A.V.H. qui joue aussi bien avec les codes de la littérature interactive. Un vrai travail d’orfèvre.
Mon parcours : 1, 23, 10, 24, 44, 20, 43, 28, 42, 5. Nombre de tentatives : 5.
Un peu frustré, j’ai hésité à aborder mon quatrième essai de la manière la plus bourrine possible, en frappant dès que la possibilité se présentait. Toutefois, j’ai préféré changer mon fusil d’épaule et opter pour une tactique qui me paraissait plus judicieuse : frapper non aux moments où le guerrier était en position de faiblesse, mais à ceux où il avait le moins de chances de me détecter — derrière un dragon, en profitant d’une embuscade de gobelins… Toutefois, là encore, j’ai pu lui faire un nombre considérable de dégâts, mais pas suffisamment pour que l’aventure ne se termine pas de nouveau au 22.
À chacune de ces quatre tentatives, j’ai choisi de charcuter le dragon, et à chaque fois, l’homme s’est enfui en laissant son sac à terre, me gratifiant ainsi du code « dépourvu » (le dé semble avoir été particulièrement têtu). Or, j’ai vite eu le sentiment que c’était à cause de ce fameux code que je tombais sans cesse sur la même fin. D’autre part, lors de ma tentative agressive, j’ai cru deviner que j’aurais pu venir à bout du guerrier si j’avais eu plus que les 10 points d’énergie consommés.
Par conséquent, j’ai abordé mon cinquième essai en prenant deux décisions : ne pas toucher au dragon, de façon à éviter le fameux code, et, en fait, ne pas tenter quoi que ce soit avant que ma cible ne soit presque sortie de la forêt, pour tout donner à ce moment-là dans l’approche agressive que j’avais déjà tentée auparavant.
Et cela a payé ! À bloc d’énergie, j’ai pu harceler le pauvre homme au point de le faire complètement craquer. Devenu à moitié fou, ayant perdu toute sa lucidité, il n’a rien pu faire contre mon dernier coup de lame. Victoire !…
…Victoire, vraiment ? Rien n’est moins sûr.
Ayant accompli ma mission, j’ai parcouru les différents paragraphes de l’aventure sans la jouer, de façon à voir ce que j’avais manqué. Et là, j’ai constaté deux choses. Premièrement, ce fameux « dépourvu » m’a effectivement fait passer à côté d’un paquet de fins intéressantes. Deuxièmement, ces fins donnent à ces cinquante paragraphes une profondeur que je ne soupçonnais pas, et m’ont fait réaliser que j’étais passé à côté de la véritable histoire.
Deux choses m’ont plu dès ma première lecture d’Un poignard. En premier lieu, le style de Skarn, toujours aussi bon malgré quelques fautes d’orthographe, heureusement pas très nombreuses. On y retrouve cette ironie caractéristique basée sur les contrastes et accentuée par des phrases courtes, la description de la tour de Yoztramo en étant la parfaite illustration. En second lieu, j’ai beaucoup aimé ce qu’on pourrait prendre pour un hommage un peu moqueur aux premiers Défis fantastiques, mais que je considère plutôt comme de gentilles piques envers ces livres qu’on a tous aimés à une époque où l’on était moins regardants sur la qualité de ce qu’on avait entre les mains, dont on ne peut s’empêcher de critiquer les défauts, désormais, mais pour lesquels on garde tous une tendresse particulière.
La description de la façon dont le guerrier a probablement occis le dragon, par exemple, est tellement comique ! Et la réaction perplexe de l’ombre chasseresse face au carnage n’en rend la scène que plus drôle. Mais les nombreuses références aux D.F., que je prenais essentiellement pour un clin d’œil appuyé, prennent une toute autre envergure lorsqu’on arrive à terminer l’aventure dans la tour du mage à un autre paragraphe que le 22. Ce qui était « juste » drôle prend alors un tour nettement plus profond.
Un poignard dans le dos part de multiples détails qui caractérisent les Défis fantastiques d’origine, mais celui qui est au cœur du récit concerne l’anonymat du héros, le fameux « vous ». Le texte prend pour parti de pousser cet anonymat à l’extrême, en faisant du guerrier une créature purement artificielle, simple pièce d’échecs dans les mains des sorciers qui le manipulent. Ce choix, franchement intéressant, est tout à fait cohérent avec les tout premiers D.F., dans lesquels rien ou presque ne caractérise le personnage qu’incarne le lecteur. Mais surtout, il fournit à l’aventure le ressort dramatique qui en fait tout le sel. Comment, en effet, ne pas être pris de compassion pour cette pauvre créature sans identité, sans vie véritable, sans âme, qui sait ? Comment ne pas avoir envie de prendre parti pour elle contre un Yoztramo qui, d’un coup, devient nettement moins affable que son alter ego livingstonien ?
Voilà pourquoi je pense que ma victoire n’en était pas une, et que je suis passé, finalement, à côté du récit. Ce qui ne m’a pas empêché de prendre beaucoup de plaisir à le lire et à le jouer. Cette double lecture est en effet très bien conçue, car je me suis beaucoup amusé à essayer de trouver le meilleur moyen de remplir ma mission d’assassin. Du côté de la jouabilité, donc, c’est une réussite. Mais pour apprécier véritablement Un poignard, je pense qu’il faut refuser dès le départ le contrat que le récit feint de vouloir passer avec nous. À l’instar d’autres œuvres (je pense au jeu vidéo the Path, par exemple), le lecteur derrière l’ombre chasseresse a plutôt intérêt à ne pas la laisser céder à ses instincts de tueur, c’est à dire à ne pas céder, lui, à ses instincts de joueur, et à aller à l’encontre des codes classiques de la fiction interactive en intervenant le moins possible.
En fait, le moyen d’atteindre la meilleure fin (pour moi) consiste à ne pas intervenir du tout. En lisant Un poignard dans le dos comme une nouvelle, en ignorant l’aspect interactif, le texte prend tout son sens et l’intensité dramatique est menée à son paroxysme. En laissant la créature du mage se retourner contre lui, puis en la délivrant du tourment de la vie, le point final est atteint. L’histoire ne se répètera pas. Le dernier paragraphe est vraiment le dernier.
Je ne me souviens pas avoir déjà lu une A.V.H. qui joue aussi bien avec les codes de la littérature interactive. Un vrai travail d’orfèvre.
Mon parcours : 1, 23, 10, 24, 44, 20, 43, 28, 42, 5. Nombre de tentatives : 5.