Le premier paragraphe
Le style est sympa donc oui, ça vaut le coup d'être continué !
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Canton de Pontarlier, dimanche 9 décembre 1906...

Il gelait à pierre fendre. Les forêts de résineux coiffant les reliefs dévalaient en vagues noires jusqu'aux creux des combes. Une gangue de neige durcie, bien décidée à perdurer jusqu'au printemps incertain, emprisonnait les ramures d'épines. C'était un paysage immobile, soumis au regard de quelque gorgone échappée d'Homère, une terre conquise par un hiver interminable. Sous le règne sans partage de ce tyran, le froid féroce mordait les chairs et se faisait le fouet acéré de son maitre.


Rompant le lourd silence, un craquement sinistre résonnait dans la futaie pour se répandre en écho sonore quand, vaincu par le poids de la glace, un sapin se brisait dans un râle d'agonie.
Les champs pétrifiés ondulaient au rythme des vallées sèches et des alignements de dolines, ces mystérieux avens qui conduisaient à des dédales souterrains. Aux premiers frimas, les paysans de la région prenaient soin de planter de longues perches souples à proximité de ces déclivités traitresses afin de les baliser. Plus dangereux que les crocs des loups -dont on craignait toujours la présence dans les profondeurs des bois- ces pièges naturels à l'instar de quelques bouches infernales, masqués par les congères, se plaisaient à avaler l'imprudent voyageur se hasardant hors des chemins.


La pâleur du ciel délavé se confondait à l'immensité blanche des champs abandonnés par les hommes au dictat de l'hiver. Le tout formait un monde sans frontières, ni limites et votre regard se perdait dans cette uniformité blafarde.

La vie paraissait résignée, vaincue.

Les chevaux de race comtoise, malgré leur robustesse, peinaient à mener le fiacre sur la route verglacée, luisante comme une patinoire et dont les lacets serpentaient depuis la vallée jusqu'au mont dénudé et son village solitaire.

Au loin, quelques escarpements rocheux s'élevaient en falaises, rangées de dents grises enfoncées dans l'argile des coteaux qu'on destinait aux troupeaux, à la saison clémente qui ne durait pas.

Rien ne durait d'ailleurs dans ce pays oublié, si loin des villes et du changement de civilisation où rugissait la frénésie du nouveau siècle. Ici, les vies s'épuisaient aux champs et dans les bois, à gagner la pitance qui permettait à peine de se lamenter sur son sort à la veillée, devant une écuelle de soupe plus claire que de l'eau. Pourtant le curé promettait l'absolution au terme d'années d'indigence. L'espoir n'avait pas sa place à la campagne. Dans ce monde de misère, il fallait se résigner à croire que ce serait pour celui d'après.

Alors on soufflait la bougie de mauvaise suie, du genre qui vous crachait au visage sa fumée âcre et vous piquait les yeux. On sombrait dans un sommeil lourd sans rêve frissonnant par la faute de l'air glacé d'une masure livrée aux vents affamés. La nuit devenait le royaume du silence tout autant que des désirs refoulés.

Un chanoine de l'Abbaye de Montbenoit, efflanqué comme un échassier, vous avait prévenu le matin même, tandis que les chevaux piaffaient, de l'écume plein les naseaux, leurs sabots martelant les pavés déchaussés de la cour.

- Méfiez-vous d'eux Mr Lantillet. Les gens du haut n'aiment guère les étrangers et encore moins ceux de la ville. Braves, ils le sont, pour sûr, mais une rancœur maligne coule dans les veines de la plupart. C'est un pays rude et ses habitants le sont tout autant. Trop loin du Christ, je vous le dis ! Ne perdez pas la foi et priez chaque jour !

La bise sifflante vint ponctuer son anathème de rafales tourbillonnantes qui soulevèrent un voile de neige poudreuse en même temps que les capes et les revers des pèlerines. Les étoffes claquèrent contre les bottes en cuir des silhouettes austères rassemblées dans les brumes d'un matin délavé. L'Abbé en personne accompagné du prieur étaient venus vous saluer depuis le couvert du cloitre, ombres grises, dressées telles des pierres de sel, insensibles dans la tourmente.


Dans le signe de croix qu'il vous adressèrent alors que vous posiez la semelle sur le marchepied du fiacre, vous n'auriez su dire s'ils bénissaient votre voyage ou vous donnaient l'extrême-onction.
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Très immersif, lyrique même par moments.
Les forêts de résineux coiffant les reliefs dévalaient en vagues noires jusqu'aux creux des combes, j'aime beaucoup.
Peut-être mettrais-je plus de "liant" entre les descriptions, pour rendre l'ensemble plus fluide. Car là, ça fait un peu récitatif, "à la suite", je trouve.
Mais j'aime beaucoup.

Une seule véritable remarque : les chevaux piaffaient, de l'écume plein les naseaux... Perso, je verrais plus de l'écume à la bouche d'un cheval plutôt qu'aux naseaux. Je propose les chevaux piaffaient, le mors écumant. Ou, pour garder les naseaux, les chevaux piaffaient, leurs naseaux soufflant une légère fumée blanche.
Mais sinon, c'est du bon !
Anywhere out of the world
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Idem.
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Beaucoup d'imparfait, c'est original. De même que l'idée de jouer un curé à cette époque dans un tel endroit et à une telle époque, c'est excitant!

Par contre, on n'a pas de choix à la fin du premier paragraphe? On va direct au 2 et ainsi de suite? Mrgreen
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(01/11/2016, 22:56)Fitz a écrit : Par contre, on n'a pas de choix à la fin du premier paragraphe? On va direct au 2 et ainsi de suite? Mrgreen
bah non sinon ca spoile Lool
сыграем !
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(01/11/2016, 22:56)Fitz a écrit : Par contre, on n'a pas de choix à la fin du premier paragraphe? On va direct au 2 et ainsi de suite? Mrgreen
bah non sinon ca spoile Lool
сыграем !
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Ne pourrais-tu pas substituer aux "chevaux de race comtoise" des "chevaux comtois" ou même simplement des "Comtois" (à moins que le lecteur ne s'imagine alors des paysans attelés) ? Dans l'état, cette expression a un côté technique qui détonne trop du reste du texte, à mon goût.

Mais sinon c'est bien, et original.

Lantillet, ça n'est pas très anglais comme nom. Donc ce serait plutôt "M. Lantillet". Mais comme l'interlocuteur s'adresse à Lantillet lui-même, il faut finalement écrire "monsieur", en toutes lettres.
Pas de virgule dans "sans frontières ni limites".
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Bonjour,

L'introduction donne envie de lire la suite, l'ambiance est remarquablement posée, et le style est très soigné... peut-être même trop soigné.
Je trouve qu'il y a trop d'adjectifs (ou assimilés), ce qui nuit à la fluidité.
Évidemment ce n'est qu'un avis personnel, mais je pense que du coup il est très facile d'améliorer le texte et d'en faire quelque chose de vraiment très très bon (il est a priori plus facile de supprimer que de trouver de nouvelles idées, et des idées il y a en déjà beaucoup).

À mon humble avis, je pense que le seul défaut est d'avoir voulu trop en faire dans la sophistication du style. Sauf que le côté percutant de certaines idées maîtresses et de métaphores très bien amenées se perd face à la concurrence de qualificatifs redondants et pas toujours nécessaires.


Par exemple :

* une gorgone n'a pas besoin d'être échappée d'Homère.
* un froid qui mord les chairs est forcément féroce, et dans la métaphore du fouet on comprend sans avoir besoin de le préciser que ce dernier est acéré
* un écho est a priori sonore. Même s'il s'agit de sous-entendre "très sonore", ce n'est pas utile de le préciser puisqu'il brise déjà le silence. On a donc déjà en tête quelque chose de bruyant.
* se plaisaient à avaler l'imprudent voyageur... j'aurais mis "se plaisaient à avaler les voyageurs qui se hasardaient hors des chemins". C'est à mon avis plus fort, car un voyageur n'a plus besoin d'être imprudent pour être avalé, ce qui renforce le sentiment de danger.
* La pâleur du ciel délavé : c'est un peu redondant. "Le ciel délavé se confondait..." est plus fluide, et il vaut mieux dire "se confondre avec" que "se confondre à"
* "des champs abandonnés par les hommes" : "par les hommes" n'est pas utile. Par qui d'autres pourraient-ils être abandonnés ?
* sans frontières, ni limites... : j'aurais mis la virgule après limites
* des coteaux qu'on destinait : une fois n'est pas coutûme, j'aurais alourdi en écrivant "que l'on"

"Ici, les vies s'épuisaient aux champs et dans les bois, à gagner la pitance qui permettait à peine de se lamenter sur son sort à la veillée, devant une écuelle de soupe plus claire que de l'eau. Pourtant le curé promettait l'absolution au terme d'années d'indigence."
-> Là vraiment il n'y a rien à dire, je trouve ces deux phrases absolument magnifiques, d'autant qu'elles introduisent le premier personnage identifié (le curé).

"L'espoir n'avait pas sa place à la campagne" : j'aurais mis "Nul autre espoir", puisque qu'il y a celui promis par le curé après la mort.

Le paragraphe suivant est à nouveau excellent.
"un sommeil lourd sans rêve frissonnant...", j'aurais mis : "un sommeil lourd et sans rêve, frissonnant...", mais il peut aussi s'agir d'une volonté de donner un rythme différent à la phrase

"autant que des désirs refoulés" : c'est bizarre, à la fois je trouve cette phrase très belle, à la fois je la trouve bancale. J'aurais dit peut-être "autant que celui des...". Ou alors, plus simple : "La nuit devenait le royaume du silence et des désirs refoulés." On peut aussi imaginer que ce n'est pas le royaume des désirs refoulés, mais le silence des désirs refoulés : "La nuit devenait le royaume du silence, le silence des désirs refoulés".

"Un chanoine de l'Abbaye de Montbenoit, efflanqué comme un échassier, vous avait prévenu le matin même, tandis que les chevaux piaffaient, de l'écume plein les naseaux, leurs sabots martelant les pavés déchaussés de la cour."
-> toute la deuxième moitié de phrase la rallonge trop
Du coup, j'aurais mis "Vos chevaux piaffaient..." juste avant la phrase qui introduit l'abbé. En plus, cela colle avec les deux phrases précédentes (avec la bise et les silhouettes austères)
Mais ici, "Un chanoine de l'Abbaye de Montbenoit, efflanqué comme un échassier, vous avait prévenu le matin même :" est peut-être suffisant.


J'aime beaucoup la transition avec le langage parlé du chanoine. Juste : Mr c'est pour Mister, pour monsieur c'est M. (ou pour Monseigneur c'est Mgr).

"d'un matin délavé" : comme on sait déjà que tout est plus ou moins pâle, "du matin" devrait suffir, d'autant que "délavé" est déjà utilisé.

"L'Abbé en personne accompagné du prieur étaient venus" : je ne suis pas sûr à 100%, mais je crois que le sujet est toujours l'abbé, et que donc il faut rester au singulier. J'aime beaucoup la deuxième partie de phrase ("ombres grises...")

Pour passer au pluriel dans la dernière phrase, il fadrait alors préciser : "Dans le signe de croix qu'ils vous adressèrent tous deux"
(ne pas oublier le 's' à 'ils'). Si le prieur n'est qu'un faire-valoir, "qu'il vous adressa" est bien aussi, car c'est l'abbé seul qui agit en faisant le fameux signe de croix.


Le nombre de remarques pourraient faire penser que je n'ai pas accroché... bien au contraire, et je suis assez admiratif devant la richesse de cette introduction (je n'aurais pas pris autant de temps si cela ne m'intéressait pas). Je trouve même qu'il y a un potentiel énorme, et qu'en plus il sera plus simple d'écrire la suite sans chercher tous les adjectifs d'un champ lexical donné.
Fan de Garcimore
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Hé ! Merci pour tous ces retours et les pistes d'améliorations. A chaque fois c'est diablement pertinent ! Cette année j'étais bien décidé à proposer deux AVH. Mais comme d'habitude, le temps file et avec lui va tout s'en va (c'est bien connu). Celle-ci se passe dans la Franche-Comté du début du XXème siècle et on joue le rôle d'un jeune inspecteur en fait et non pas d'un prêtre ou curé (un enquêteur un peu à la Ichabod Crane dans Sleepy Hollow). J'en suis à 60 paragraphes/100 et il y aussi des annexes qui correspondent aux entretiens et interrogatoires de suspects ou témoins. La trame est celle de l'excellent roman de Jacques Chessex, le vampire de Ropraz.

Je retiens vraiment vos idées. Voyageur Solitaire d'abord et surtout toi Kurt qui a fait une relecture scrupuleuse de ce premier paragraphe ! Merci vraiment pour le temps consacré d'autant que j'adhère à l'ensemble de tes remarques. Sur le style, à croire que je ne me referais pas. J'essaye pourtant ! En tout cas, n'y vois aucune vanité de ma part ou prétention quelconque. Ça sort tout simplement tel quel et c'est un défaut né d'un long passé de Maitre de jeu (sans doute) où j'essayais de happer les joueurs dans un environnement le plus tangible possible abusant des adjectifs et autres paraboles probablement. En fait c'est très compliqué et personnel cette question de style. Un peu comme en musique où certains abusent de la technique soit pour cacher quelque chose de plus profond, d'intime (par peur de se livrer) ou tout simplement parce qu’ils n'ont rien à dire ! Mais je te rassure. Je ne suis pas satisfait pour le moment de ma prose. J'y travaille et ce site au travers des feeds et critiques constructives me permet d'avancer.

J'espère vraiment vous proposer ça avant la fin de l'année. J'y tiens vraiment à cet hommage à la Franche-Comté. En plus, mon cimetière des AVH oubliées commence à déborder ^^

A tout bientôt !
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Faut pas tout psychologiser comme ça, ça sert à rien, ni se culpabiliser de bien écrire en employant beaucoup les richesses de la langues.
C'est tout bêtement, pour reprendre les autres, qu'il y a une marge de progression au niveau de la fluidité et de l'enchaînement des propositions. Tu devrais peut-être lire tes textes à haute voix, tu te rendrais mieux compte de la musicalité parfois étrange (ou lire des auteurs justement appréciés pour leur fluidité : Maupassant ou Lucius Shepard pour ceux qui me viennent tout de suite à l'esprit).
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C'est vrai que la lecture à voix haute est une bonne technique ! Sinon, je dois mal m'exprimer mais en aucun cas je ne culpabilise de quoi que se soit ^^ Bien au contraire, je m’épanouis tellement avec la musique que l'écriture est devenue désormais juste un amusement, un moment d'expérimentation. Je ne me fixe plus aucun objectif (et surtout pas de publication) et apprécie d'autant plus l'exercice.
Après pour la question de la psychanalyse ^^, c'est juste un moyen d'avancer, de comprendre des processus, ce que je fais tout le temps en musique pour progresser.

ps : je n'ai jamais rien lu de Lucius Shepard. Un titre à conseiller ?
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Pour Shepard, il est surtout bon dans le genre de la novella, je trouve. Les recueils aux éditions J'ai lu sont bien. Si tu aimes la fantasy, il y a le dragon griaule (moi, je ne trouve pas que c'est ce qu'il a fait de meilleur même si les lecteurs considèrent en général cela, mais cela dit étant hermétique à la fantasy, je me suis tout de même tapé les 600 pages sans éprouver d'ennui, ce qui ne m'est jamais arrivé avec une autre oeuvre de fantasy).
Mon préféré est le recueil : "sous des cieux étrangers", en particulier pour la première et les deux dernières novellas, que j'aime profondément. Et puis il y a Aztech qui est bien, mais je trouve que les histoires qui suivent sont un peu en-dessous.
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Hello !
Je bosse depuis un certain temps sur le premier § de mon avh Insomnie (j'écris plutôt lentement ^^), y aurait-il des volontaires pour le lire et m'en faire un retour ?
Merci d'avance Wink
Ecrivain en herbe (rassurez-vous, ce n'est pas de la mauvaise herbe Wink)
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(06/11/2016, 15:50)Sallazar a écrit : Hello !
Je bosse depuis un certain temps sur le premier § de mon avh Insomnie (j'écris plutôt lentement ^^), y aurait-il des volontaires pour le lire et m'en faire un retour ?
Merci d'avance Wink

Pourquoi ne pas le poster ici ? Ce sera plus facile d'avoir une variété de commentaires.



(02/11/2016, 15:38)kurt a écrit : L'introduction donne envie de lire la suite, l'ambiance est remarquablement posée, et le style est très soigné... peut-être même trop soigné.
Je trouve qu'il y a trop d'adjectifs (ou assimilés), ce qui nuit à la fluidité.

Je me souviens que j'avais une opinion assez similaire lorsque j'ai commencé à lire "Celui qui hurle". Je trouvais le style de Gwalchmei très bon, mais quelquefois trop riche et dense. Il me semblait qu'un peu plus de simplicité aurait été souhaitable.

En fin de compte, j'ai changé d'avis. Ce type de narration qui prend le temps de décrire abondamment les choses (avec notamment un grand nombre d'adjectifs et de comparaisons) donne une excellente atmosphère, beaucoup de relief aux lieux et beaucoup de vie aux scènes. C'est très différent de ce que j'écrirais moi-même, mais ça ne m'empêche pas de l'apprécier.
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