Ursula Le Guin, La Vallée de l'éternel retour (Always coming home), Mnémos (2012, 1985 pour l'éd. originale, 1994 pour la trad. par Actes Sud), 545 p.
« Une archéologie du futur », c'est comme cela que l'auteur présente son livre. Concrètement, qu'est-ce-que ça donne ?
Mettons de côté la quat' de couv' : on y apprend que ça se passe dans une Californie noyée sous les eaux (sans doute après le Big One, le séisme tant redouté dû à la faille de San Andreas), mais c'est une fausse piste : on n'est pas dans du post-apo.
On commence par quelques textes courts, puis vient l'histoire d'une petite fille qui voyage avec sa mère et sa grand-mère. Le prétexte pour découvrir un sympathique peuple dont le mode de vie colle à l'image que j'ai de la Grèce antique ou de l'Amérique précolombienne. Des bourgs agricoles, une société fondée sur le partage et le troc, où les rituels accompagnent toute la vie -- de la naissance à la mort, rythmant le passage des saisons.
Le peuple Kesh, dans la vallée du Na, un fleuve prenant sa source au pied d'un volcan et aboutissant dans une mer semi fermée. Un peuple dont on s'approprie au fur et à mesure le vocabulaire ; au début, on fait de nombreux allers-retours avec le lexique en annexe, puis on en vient à être familier.
L'histoire du voyage s'interrompt, suit une description de l'organisation de la société -- tiens, on comprend mieux ce que l'on vient de lire. On feuillette alors plus loin (le papier est en cela bien supérieur aux liseuses électroniques), on tombe sur des cartes du village, de la vallée. On repense alors à la préface de l'auteur : deux choix s'offrent à nous, lire le livre « linéairement » en se laissant submerger par l'inconnu, ou bien lire des annexes de manière sélective pour mieux comprendre les récits.
Le peuple Kesh, donc. Pour lui, le monde s'organise en neuf maisons :
- les cinq maisons de la terre, où habitent les être vivants : plantes, animaux domestiques, animaux sauvages, humains, ...
- les quatre maisons du ciel, domaine de l'air, du cosmos et des non-vivants : les êtres à naître ou bien morts.
L'espace et le temps s'organisent comme une spirale à deux branches, le « heyiya-if ». C'est évidemment le symbole du temps qui passe -- temps cyclique (cycle des jours, des saisons, de la vie) et temps linéaire (évolution avec un début et une fin) --, et les bourgs sont eux-même organisés selon ce schéma : un branche spiralée pour les habitations, et une branche spiralée pour les heyimas, des lieux d'enseignement et de pratique des rites (essentiellement des chants).
Et à la jonction des deux branches, une charnière : transition temporelle (passage de l'avant-vie à la naissance, de l'enfance à l'adolescence, de la vie à la mort), et lieu de réunion et de danse -- danses rituelles rythmant l'année (solstices, fête des morts, de la fertilité, ...).
Pour les Kesh, être riche c'est partager. Est pauvre celui qui ne partage pas : qui ne peut pas partager, ou bien qui garde, thésaurise.
Puis viennent des poèmes, des pièces de théâtre, des récits courts. Sur ce monde « antiquisant » viennent d'abord se greffer des éléments fantastiques, dont on ne saurait dire s'ils sont « réels » ou simplement une interprétation animiste du monde.
Puis viennent des éléments de modernité : l'Ancienne Voie droite qui relie les bourgs et qui pourrait bien avoir été une autoroute avant de servir à la transhumance, fusil, électricité, train, terminal informatique, maladies dégénérescentes dues à la pollution.
Tout cela se mêle dans un ensemble cohérent.
Alors comment décrire ce livre ? Ni science-fiction -- même si en 1985, la Cité de l'Esprit n'existait pas encore (elle a pris depuis le nom d'« Internet ») --, pas vraiment du fantastique, tout au mieux de l'anticipation mais au seul prétexte que l'auteur place l'action dans le futur. Pas un roman ni une série de nouvelles, puisque l'on a des interviews, des descriptions ethnologiques. Alors ?
Éh bien, peut-être comme le propose l'auteur, une archéologie du futur...
Si l'on veut bien faire l'effort de passer les 50 premières pages, un peu déroutantes à cause du vocabulaire de ce peuple, les 500 restantes se liront facilement, d'autant plus que la lecture peut se faire par petits morceaux -- élément appréciable lorsque l'on ne peut espérer lire que 10 min par jour, vie de famille oblige. Et c'est avec nostalgie que l'on referme le livre ; du coup, on en relit les premières pages avec un œil aguerri, on redécouvre le début du livre en étant familier du monde.
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Vous êtes mort.
Vous êtes mort.