Melos
#18
Après ce résumé chronologique un peu poussif et probablement erroné sur les bords (ne serait-ce que parce que je ne dispose pas d'une mémoire parfaite), essayons une analyse plus thématique.

Historique

Le Visual Novel est un format passablement étrange. J'ai déjà écrit dessus, mais un peu de redite ne fait pas mal.

Survivant des vieux jeux textuels de la fin des années 70/début des années 80, il doit sa longévité à sa simplicité, car permettant de produire des jeux au gameplay minimaliste à très bas coût (quelques dessins, quelques musiques, un scribouillard). Cela lui assurera une certaine popularité dans le milieu underground japonais, en particulier celui du hentai, c'est-à-dire, pour les deux zigotos qui font semblants de ne pas savoir ce que c'est, la pornographie à base d'images dessinées de type manga.

Au tournant du millénaire, le format a cependant été en partie réapproprié par des auteurs indépendants œuvrant dans d'autres registres, et quelques gros succès ont contribué à le faire connaître, notamment Fate/stay night, qui a été adapté en animes, mangas, films, jeux vidéo...

Puis par la magie d'Internet, la possibilité technique de faire un jeu dans ce format se démocratisa, et la production explosa, d'autant plus facilement que les VNs intéressaient plusieurs populations : les développeurs de jeux désireux de se faire les dents sur un projet en apparence simpliste, les amateurs d'animes cherchant une alternative créative demandant moins de talent graphique au manga, les derniers résistants des histoires interactives... et bien sûr, les amateurs de jeux de drague, qui constituent toujours une bonne part du marché.

Tant et si bien que l'offre est aujourd'hui supérieure à la demande, avec un marché de niche pour un nombre non négligeable de productions par an. Même si les chiffres sont quelque peu faussés par une multitude de titres très bas de gamme, cela engendre la même concurrence féroce que dans le jeu vidéo en général, où pour percer il ne faut pas simplement faire un bon jeu, mais aussi réussir sa campagne marketing ou avoir beaucoup de chance.

Particularité assez intéressante pour la noter : La communauté anglophone dédiée, celle qui se réunit sur http://lemmasoft.renai.us/forums/, est fortement internationalisée, majoritairement féminine, et généralement assez proche des mouvements LGBT.

Ça c'était pour l'historique et le contexte actuel, mais dans la pratique, qu'est-ce que ça vaut ? Et bien... C'est compliqué.

Force ou faiblesse ?

L'avantage énorme du VN par rapport à la fiction interactive classique réside dans la capacité à faire de jolis captures d'écran léchées pour rendre le produit attirant. Des personnages bien dessinés sur un joli arrière-plan, avec un peu de texte dans un boîtier ornementé, c'est tout de même plus vendeur au premier coup d'œil qu'une grosse plage de texte en noir sur blanc.

Toutefois, cela a un prix assez énorme : Celui de limiter les possibilités narratives. Avec du du texte sans contexte graphique, je peux décrire une bataille spatiale épique entre des centaines de vaisseaux aussi simplement que je raconterais une partie de thé. Dans un VN, c'est plus compliqué, puisque l'illustration doit correspondre au texte, et que les scènes d'action, ça coûte vite cher en nombre d'images.

Même s'il est possible de tricher avec des effets de mouvements, des zooms, des bruitages, une surabondance plonge vite dans le ridicule, et une absence d'attention peut aisément rompre la suspension d'incrédulité à cause d'une disjonction trop forte entre le texte et l'image.

D'où le fait que la plupart des VNs consistent majoritairement en des dialogues, et par extension sont des jeux de drague.

À titre personnel, j'avais pas mal réfléchi en amont à ce poids de l'image, ce coût du dessin, mais cela ne m'a pas empêché de me sentir parfois étouffé par l'univers graphique que j'avais moi-même décidé. À partir du moment où j'avais signé avec mon sang pour une aventure exclusivement nocturne, il n'était plus question de changer d'avis et de faire se lever le soleil.

Bien sûr, c'est une contrainte nécessaire, mais en tant qu'auteur habitué à tricher avec les règles imposées dans ses scripts, une limite réellement infranchissable m'a demandé un temps d'adaptation.

Rythme

Je n'y connais rien en musique, mais j'ai tendance à dire que chaque medium a son rythme propre.

Un bon exemple en est le dialogue. Un dialogue de fiction n'est jamais réaliste. Un dialogue réel, c'est moche, plein de répétitions et d'éléments inutiles. Mais cette création toute artificielle sonnera bien et paraîtra naturelle si elle est adaptée à son support. Ainsi, un bon dialogue de théâtre, de film, de livre, même pour dire la même chose, sera découpé, organisé, rédigé différemment. Il sera potentiellement très long au théâtre, souvent court et entrecoupé d'autres séquences au cinéma, parfois éludé en partie ou totalement par de la narration dans le roman.

De même, le VN a son rythme propre, sa pulsation que j'ai vraiment du mal à saisir, d'autant que les titres irréprochables sur ce point ne sont pas légions. Le seul exemple irréfutable qui me vient en tête est le viscéral Saya no Uta.

La raison de cette absence de modèle vient du fait que la plupart des VNs « pro » sont très gros, et qu'il est difficile de maintenir concentrée l'attention du lecteur lors d'un marathon.

Toutefois, cela est souvent empiré par un démarrage très lent, conséquences d'un historique à base de « grosses productions » où les responsables des textes étaient payés au mot et à la durée de vie, donc le temps de lecture, mise en avant comme argument commercial. Cela a un peu reculé récemment, même si pas encore assez à mon goût (j'ai moi-même dû mettre mon compte de mots car cela m'a été demandé), et même si j'ai pas mal raté mon coup également (certains passages lambinent, comme l'introduction, où le passage entre la fin du poème et l'apparition d'Antiope est beaucoup trop long).

Mais de façon générale, donner du rythme à un VN, c'est compliqué. Il faut non seulement gérer le fort découpage du texte, avec ses paragraphes très courts, mais aussi le relative statisme des images et la musique qui boucle constamment et finit toujours par devenir lancinante et/ou insupportable.

Si les trois éléments ne sont pas en harmonie, pointant tous dans la même direction avec entrain, il y a fort à parier que l'ennui ne tardera pas à s'installer. Votre texte aura beau être magnifique, s'il s'affiche depuis dix minutes sur la même image fixe et que la musique a déjà fait trois tours, le lecteur en aura probablement marre.

Cohérence

On entre enfin dans le vif du sujet, le point le plus critique selon moi.

Un peu comme en BD, le texte et l'image doivent être complémentaires, chacun apportant de nouvelles informations au lecteur, sans contradiction et avec le minimum de redites. Ce qui est d'autant plus compliqué que le nombre de dessins est fini. Un exemple typique est l'expression des personnages. Par écrit, l'écrivain a accès à une petite infinité de variantes. Dans un VN, il devra se mettre d'accord avec le dessinateur sur une demi-douzaine qui devront suffire pour tout le jeu.

Clairement, dans Melos, je me suis violemment pris les pieds dans le tapis à ce sujet, décrivant régulièrement des expressions sans que les visages des personnages à l'écran ne correspondent réellement. En grande partie ma faute, car je n'avais pas été très clair sur mes besoins (aussi car je ne les connaissais pas avant de les avoir écrits).

Un moyen théorique de contourner cela serait sans doute de rédiger tout le texte à l'avance, puis de l'illustrer. Cependant, je pense que c'est utopique, voire potentiellement néfaste. Des contraintes diverses, en particulier temporelles ou stylistiques, feront qu'il existera toujours des dessins qui ne correspondent pas parfaitement à ce qui est écrit, et il faudra bien faire avec.

D'autant plus que cette discordance n'est pas toujours sans raison. Il y a des trucs qui passent très bien en mots et sont juste horribles en dessins. Une robe violette à pois verts, ça s'écrit facilement, ça se regarde beaucoup moins.

L'écriture est malléable, et elle se doit d'être souple. Ensuite, cela ne doit pas non plus dire que le dessin doit dicter le texte. Cela doit être une symbiose, pas une relation de domination, dans un sens ou dans l'autre.

Et puis, il y a la musique, dont le rythme et la mélodie doivent souligner l'action sans l'écraser. Mais là, je suis totalement dans le noir sur comment créer cette synergie dans la pratique, d'autant plus que chaque lecteur parcourt le texte à une vitesse différente.

En attente d'un impact

Je finirai sur un ressenti tout personnel. J'ai l'impression que le VN n'a pas encore connu sa météorite qui bouleverse les codes et lui permettra de rentrer dans l'ère moderne. Bien sûr, il y a eu beaucoup d'expérimentations et même de belles réussites récentes, mais rien qui n'est eu un impact suffisant pour renverser son microcosme durablement, pour lui permettre de s'affranchir de certaines contraintes issues d'un passé de jeux de drague.

Melos n'a fait aucun effort pour transgresser ces codes, mais j'attends avec impatience un(e) auteur plus doué(e), qui, par un changement d'interface, de rythme, d'utilisations de dessins, parviendra à transcender ces faiblesses historiques.


Bon, c'est bon, j'arrête. J'ai tout exorcisé dans de gros pavés, maintenant je suis libre et... Comment ça je dois aller répondre aux gens sur les forums anglais aussi ?
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Messages dans ce sujet
Melos - par Skarn - 02/11/2015, 22:47
RE: Melos - par Skarn - 03/11/2015, 00:15
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RE: Melos - par Skarn - 11/11/2015, 22:15
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RE: Melos - par Akka - 30/03/2016, 15:37
RE: Melos - par Skarn - 20/09/2016, 23:03



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