Hystoire de Fou
#15
La Théorie du brocoli

DÉLIRE OU FOLIE ?

« Je ne suis pas fou », dit le fou - argument imparable. Après tout, quoi qu'en pensent ses médecins, n'est-il pas mieux placé que quiconque pour le savoir ?

Ce qui rend fou, ce n'est pas le délire, c'est la négation de celui-ci, le désir de lui substituer une réalité.

Au réveil, cependant, il ne reste aucune trace de la « folie » que celle d'un mauvais souvenir, un cauchemar. Tout le monde a déjà fait au moins un cauchemar dans sa vie sans pour autant qu'on puisse le qualifier de fou. Les rêves eux-mêmes sont généralement bizarres et absurdes : est-on fou pour autant de les rêver ? À moins que le cerveau ne profite du sommeil pour devenir subitement fou.

Le professeur Schmoldrudt

Tels sont grosso modo les premiers arguments du professeur Schmoldrudt à qui l'on doit l'ouvrage aussi inconnu qu'introuvable : Des recettes de la folie.

Pour le professeur Schmoldrudt, donc, le délire n'est pas en soi une folie, pas même une cause. C'est tout au plus un catalyseur, un terrain propice. Le monde soi-disant normal, affirme-t-il, serait lui-même un total délire si les hommes ne pouvaient le décrypter au moyen du code d'éducation qu'ils se sont tous forgé, toutes civilisations confondues, depuis l'âge de leur apparition sur terre.

Quand un homme voit une fleur, par exemple, quelles que soient son époque et sa culture, il dit : « c'est une fleur ». Pure convention en vérité, pur arbitraire, résultant du code d'éducation. Code que l'homme commence à apprendre dès sa naissance, moment où il n'est capable que d'une seule chose : hurler. Hurler d'une angoisse terrifiée face au monde où il vient d'apparaître et totalement dépourvu de signification.

Et de fait, qu'est la supposée fleur en réalité ? Un tourbillonnement d'atomes de carbone, d'hydrogène, d'oxygène et de quelques autres éléments. (Les éléments ayant une identité distincte sont à peine plus d'une centaine pour composer l'apparente diversité du monde.) Ces atomes forment des molécules mutuellement éloignées d'une distance proportionellement comparable à celle qui sépare les galaxies. Les atomes eux-mêmes sont aussi éloignés les uns des autres que les étoiles. Ses composants aussi éloignés les uns des autres que les planètes d'un système. Et entre tout ça : rien. Du vide. La fleur, en volumes comparés, est essentiellement composée de rien. Autant dire qu'elle n'est rien. Son existence en tant que fleur n'est qu'une convention, un arbitraire du code d'éducation humain.

Entre chaque objet, fleur et autre : de l'air. C'est-à-dire d'incalculables immensités de molécules composées à peu de chose près des mêmes éléments que la fleur, autrement dit toujours rien.

On peut objecter au professeur : « Mais on ne voit pas les molécules ni les atomes. Nos yeux ne sont pas assez précis ». À quoi il répond : « Qui est ce « on » qui me parle, quels sont ces yeux auxquels il fait référence ? sinon à leur tour des tourbillons des mêmes molécules et des mêmes éléments ? Croyez-vous que vos yeux existent réellement ? qu'ils ne sont pas à leur tour une simplification proposée par le code ? »

Or le code est agencé de telle manière, avec un tel pouvoir de conviction, un tel pouvoir de rassurer le bébé tout juste né qui hurle encore au profond de chaque homme, que celui-ci est persuadé que la fleur existe de même que les yeux qui la regardent. À tel point même que si l'on essayait de le convaincre du contraire, comme le professeur Schmoldrudt est en train de le faire en ce moment, c'est assurément cette personne qui passerait pour folle.

Tout le monde sait qu'un programme d'ordinateur est virtuel. La seule chose qui existe, c'est le courant électrique qui passe ou ne passe pas dans les circuits de la machine.

Ainsi en est-il du monde des hommes, dont l'existence ne consiste qu'en l'éparpillement d'éléments à peine distincts les uns des autres. La réalité, ce que l'homme appelle LA réalité, est tout autant virtuelle.

Tant et si bien que la seule chose qui existe peut-être réellement, c'est le fameux code. Rien d'autre.

Quand nous nous souvenons, quand nous imaginons, nous nous créons des images, une fleur par exemple. Cette fois, cependant, la supposée fleur n'est pas en face de nous, c'est-à-dire ses galaxies de carbone. En vérité à ce moment, nous ne faisons rien d'autre que jouer avec le code et lui seul.

Et quand nous rêvons ? le cerveau recrée pareillement des images. Sauf que, profitant de ce qu'il a la bride sur le cou, il néglige quelque peu le code. Car il le sait, lui le cerveau, quelque part dans un de ces replis que mes augustes collègues (dixit le professeur Schmoldrudt) appellent l'inconscient, qu'il n'y a d'autre « vraie réalité » que ce fichu code. Il le chatouille un peu pour voir, il le bouscule. Ça ne peut faire de mal à personne, et puis ça délasse (c'est au demeurant pour cela qu'on se repose en dormant). Le résultat est évidemment que le rêve ne veut rien dire, selon les critères du code.

Le cerveau n'est pas complètement fou, cependant, il change un peu le programme, mais il effectue des sauvegardes. Il ne s'agit pas de se paumer complètement. Et puis voilà tout à coup que survient une erreur de manipulation. Ça arrive à tout le monde, même au plus scrupuleux. Une sauvegarde est effacée par erreur, des variables changent de valeur, des données sont interchangées - et on ne retrouve plus le programme originel ! On ne comprend réellement plus rien ! Panique ! c'est le cauchemar.

Et l'on se réveille en hurlant - du même cri d'angoisse et de pure terreur que l'on a poussé autrefois en naissant, alors que pour soi-même le code n'existait pas encore.

L'hérésie du professeur Schmoldrudt

Il devrait maintenant paraître clair que la folie est une histoire de code. Le fou est celui dont le cerveau se met spontanément, à l'état de veille, à bidouiller le code. Pas étonnant que le monde lui apparaisse différent et qu'il en souffre. Jusque-là, quoique je me sois efforcé de parler un langage profane et non pas le jargon d'usage, je ne pense pas beaucoup différer de mes augustes collègues (dixit toujours le professeur Schmoldrudt.)

Or j'affirme, et telle est mon hérésie que je proclame bien haut, que la réalité n'est pas toujours et pas forcément ce qu'elle doit être, et cela en toute indépendance du code. Si la plupart des délires résultent d'une défectuosité du code, ils peuvent tout autant résulter d'une défectuosité de la réalité. En termes clairs, pourquoi serait-ce toujours tout le temps la faute au même ?

Qu'en savons-nous en définitive, de cette réalité ? Rien du tout. Puisque depuis l'aube des temps nous nous appliquons à y substituer le code, à ne la percevoir que par ce que le code veut bien nous faire croire qu'elle est ? Pour l'étudier réellement impartialement, il faudrait commencer par faire abstraction du code, par s'en débarrasser. Or tous ceux qui ont essayé ont fini par croupir au fond d'une cellule capitonnée. On ne se prend pas impunément pour Lucifier - celui qui porte la lumière.

Il n'empêche que la réalité, elle fait ce qu'elle veut. Elle peut se donner des vacances, des moments de congés, se faire des petites fêtes si cela lui fait plaisir. Et elle peut le faire impunément, à notre nez, à notre barbe. L'ingéniosité du code, est telle, en effet, que celui-ci permet des marges d'erreur, qu'il les adapte automatiquement ; et tout le monde n'y voit que du feu.

Tel amas de molécules adopte en principe la forme conventionnellement appelée chapeau - c'est-à-dire que tout le monde voit un chapeau. Puis la réalité pousse un gros soupir, elle s'étire, elle bâille - peut-être parce qu'elle s'ennuie à force -, et ce qui constituait un chapeau devient tout autre chose : un brocoli à rayures, une marmite de confetti, ou plus vraisemblablement rien du tout qui puisse être identifié par le code. Que fait celui-ci, cependant ? Il ne se laisse pas démonter. C'est prévu. Il possède assez de relativité pour assimiler quelque temps un brocoli à un chapeau, il a les artifices nécessaires : pseudo-souvenirs, images persistantes. De la sorte, il continue à faire croire que la réalité n'a pas changé, le temps que celle-ci veuille bien reprendre un peu de sérieux.

Il faut en effet comprendre que l'homme n'a pas une réelle conscience du code, une conscience de tous les instants. Il lui fait confiance, il lui laisse la bride sur le cou. Il n'est pas très regardant. Mais prenons le cas d'un personnage qui serait très regardant au contraire, pointilleux à l'extrême. Un personnage excessivement raisonnable, qui n'a pas l'intention de s'en laisser conter. Un personnage auquel on peut attribuer tous les qualificatifs, sauf celui de fou. Il prend tout à coup conscience qu'il se passe quelque chose. Il y regarde de plus près, il applique le code à la lettre, il porte un regard extrêmement lucide, et naturellement son cœur défaille ! Que signifie ce brocoli à rayures à la place de son chapeau ?

Est-il fou ? Non, il n'y est pour rien si la réalité débloque. Mais fou, il peut le devenir. C'est ce qui lui pend au nez, s'il continue à vouloir être aussi déraisonnablement lucide. Que fait-il en effet ? Eh bien, il nie - il nie de toutes ses forces ! Que pourrait-il faire d'autre ? Incapable de soupçonner la vérité, il recherche une réponse dans le code, il bouscule ce dernier, il tente fiévreusement d'autres réglages, comme sur un poste de télé qui ne capte plus correctement les chaînes. Le résultat est parfois, comme sur un poste de télé, qu'il désorganise complètement la programmation, en sorte que lorsque la diffusion pourrait redevenir normale, elle reste brouillée pour lui. C'est la folie.

Ainsi revenons-nous au point de départ de cet exposé : ce n'est pas tant le délire qui rend fou que la négation de celui-ci.

Une faculté particulière

Deux choses méritent d'être notées dans l'hérésie du professeur Schmoldrudt. D'une part que la réalité peut indépendamment faire des siennes, et d'autre part que seules les personnes possédant une faculté de lucidité particulière sont capables de s'en rendre compte.

Si elles ne sont nullement folles au départ, cela ne signifie pas pour autant qu'elles soient normales - c'est-à-dire correspondent à la norme qui constitue la majorité du troupeau de l'humanité. Ces personnes sont capables d'un regard différent. Que cette faculté soit pour leur malheur est en revanche une autre histoire...

C'est également la raison pour laquelle ces personnes sont capables de tirer une véritable et positive expérience de l'accumulation de leurs délires. Leur perception particulière s'affine et se renforce ; ils finissent par se constituer comme un second code, parallèle, qui n'a évidemment de valeur que pour eux. Ils finissent par se sentir, non pas à l'aise, mais presque, dans les situations de délire. Le revers de la médaille est certes qu'à mesure que leur pouvoir se renforce, les délires deviennent plus costauds. C'est normal puisqu'ils les perçoivent mieux. On n'a rien sans rien, hélas, comme dit le proverbe bien connu.

Soulignons toutefois que ces personnes n'ont pas conscience de cette faculté, au départ du moins. Pas davantage que le commun des mortels, à commencer par eux-mêmes, n'a conscience de la virtualité du monde considéré indépendamment du code d'éducation.

Réalités parallèles

Que la réalité, intrinsèquement parlant, puisse connaître des variations, est toutefois la révélation majeure apportée par l'hérésie du professeur Schmoldrudt. En premier lieu, cela explique les hallucinations collectives.

Comment se fait-il, en effet, que plusieurs individus puissent voir simultanément la même chose « qui n'existe pas » ? La réponse usuelle, correspondant grosso modo à dire que ce sont leurs perceptions qui s'altèrent de la même manière - ou en d'autres termes qu'ils dérèglent le code de la même façon - est aussi peu convaincante que tirée par les cheveux. Pourquoi en effet le feraient-ils, sans s'être consultés, de la même manière ? Il est un peu plus sérieux de considérer que leurs perceptions ne se sont nullement « altérées », mais bien au contraire « affinées », les rendant capables de voir ce qui doit être vu.

L'hérésie du professeur Schmoldrudt va plus loin encore. Il affirme qu'il y a dans les variations de la réalité des lois et des constantes analogues à celles de ses non-variations. Si un chapeau, par exemple, est en principe un chapeau, quand il prend des vacances, il a de grandes chances d'être toujours un brocoli. Il y a certes de quoi hausser le sourcil, mais qu'il y ait des lois et des constantes n'en rassure pas moins un esprit scientifique.

Et puis tant qu'à faire, le professeur Schmoldrudt continue sur sa lancée. La réalité, affirme-t-il, est tout le temps en train de varier. Si l'on ne s'en rend pas compte, c'est à cause des réserves de sécurité intégrées dans le code, lequel, pour notre tranquillité d'esprit, ne nous en fait voir que des à peu près.

Prenez par exemple ces deux personnes assises à la terrasse de ce café. L'une a l'air joviale, comme vous-même, l'autre a l'air angoissée. Pourquoi cette différence ? La raison en est simple. Pour la personne joyeuse comme pour vous-même, c'est l'été, il fait beau, et les filles qui passent dans la rue sont vêtues légèrement. C'est du moins ce que vous croyez voir. C'était peut-être vrai il y a dix minutes ; ce sera peut-être à nouveau vrai dans un quart d'heure. Pour vous simplifier la vie, le code de vos perceptions vous épargne l'interlude. Le second personnage, lui, possède une faculté particulière ; il est de ceux qui peuvent à bon droit s'exclamer : « Mais le roi est nu ! » Il possède - hélas pour l'angoisse qui lui dilate les pupilles - la lucidité nécessaire pour apprécier le sournois changement : c'est l'hiver, il pleut, et il n'a pas de parapluie.

En l'occurence, la réalité n'a pas été trop méchante : elle aurait tout aussi bien pu prendre des vacances dans un désert de boules de naphtaline peuplé de crapauds à deux têtes et de tabourets qui parlent, dans une plaine parcourue par des tracteurs sauvages, ou pire encore dans la FRRF : Fédération Réaliste des Républikes Frankøphones.

C'est peut-être là qu'elle ira la prochaine fois, et plus encore, qu'elle y retournera.
« N'oubliez pas les constantes, n'oubliez pas les lois ! furent les dernières paroles du professeur Schmoldrudt. Simultanément, parallèlement à la réalité que vous percevez, existent des dizaines, des centaines de réalités, tout aussi virtuelles et tout aussi réelles que celle que vous croyez être la seule. Et tout cela est loin d'être désorganisé. Il suffit d'avoir les yeux pour le voir. » Puis aux dires de certains témoins, il aurait ajouté : « Mmh, l'eau a l'air bleue ce matin ! » avant de sauter par la fenêtre du dixième étage, achevant par ce geste sa trop courte carrière de génie.

Le professeur Schmoldrudt
[Image: P1yqBaTl.jpg]

Chapeau ou brocoli à rayures ?
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Prenez par exemple ces deux personnes assises à la terrasse de ce café...
[Image: 2EQRx8hl.jpg]



Que Denis Gerfaud, l'auteur, me pardonne. J'ai modifié quelque peu le texte, ôtant toutes les allusions à des termes de gameplay ou au jeu de rôle, pour plus d'immersion. (Ça se voit un peu par endroit...)
Comme ça, vous avez un texte comme s'il s'agissait d'un vrai exposé scientifique sur le sujet.
J'ai aussi corrigé quelques fautes qui restaient dans le texte d'origine. J'espère ne pas en avoir ajoutées de mon fait.

Résumé (subjectif) pour ceux qui ne prennent pas la peine de lire :
Les "délires" sont des univers parallèles temporaires causés par des fluctuations de la réalité, dont personne ne se rend compte parce que le cerveau humain fait la correction (à la manière des illusions d'optique). Les PJ ont malheureusement pour eux la capacité de s'en apercevoir.
Mr. Shadow

Doux mon cœur, fermes mes intentions -mantra psi
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Messages dans ce sujet
Hystoire de Fou - par Lyzi Shadow - 07/06/2014, 19:48
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