J'ai souvent pris entre les mains les tomes des "Messagers du Temps", mais sans vraiment les jouer. Quand j'étais ado, la série ne me parlait pas beaucoup, et elle était dépareillée à la bibliothèque du coin. Par contre, la couverture du tome 4,
Objectif : Apocalypse, aperçue sur un catalogue de livres-jeu Gallimard, me fascinait. Ce pont balayé par la fureur des éléments, ce titre... Mais je n'ai réussi à mettre la main sur ce tome 4 que des années plus tard, à un moment où j'étais plutôt collectionneur que lecteur.
Inaugurons donc avec
Le Carillon de la Mort ma découverte tardive de cette série signée James Campbell, pseudonyme du traducteur prolifique
Jean-François Ménard (qui signe parfois Camille Fabien).
L'OBJET LIVRE
Une édition Gallimard des années 80, avec son liseré blanc, sa couverture peinte à la main, son intelligent système de logos, fait toujours son effet.
La couverture est de Christian Broutin, qui a illustré d'autres livres-jeu, des recueils de SF, etc. J'adore le style si particulier de ses peintures. Comme souvent avec lui, l'image a un rapport un peu distant avec le livre. En arrière-fond, on reconnait la Tour aux Effraies ou celle du Carillon de la Mort. Le premier plan fait peut-être écho à la scène ou le Prince / la Princesse du Temps rencontre les victimes des Mollues (
24) ; toucher ces malheureux suffit pour être contaminé et partager leur sort... Quant au gars Q nu avec un sabre qui tente un saut de carpe, ne me demandez pas.
Les illustrations sont de Nathaële Vogel, très active à l'époque et dont le travail pour les romans de chevalerie de François Johan (série "Epopée" chez Casterman) m'avait marqué à l'adolescence. Son trait est net, documenté, et elle nous offre plusieurs fois le luxe d'images sur double page ! La qualité est élevé, au niveau de Martin McKenna ou John Higgins, voire un cran ou deux au-dessus.
Plusieurs livres illustrés par Nathaële Vogel.
On lira avec intérêt les interviews de Christian Broutin et Nathaële Vogel dans
le fanzine Le Marteau et l'enclume N°1 (printemps-été 2019). Grâce à l'intervieweur Benjamin Berget, on découvre ainsi les conditions d'écriture étonnantes de cette série !
L'INTRO ANNONCE LA SERIE
James Campbell / Jean-François Ménard connaît les livres-jeu dans leur version enfants / ados, il veut nous en livrer un équivalent plus mature. On parlerait aujourd'hui de public
young adult.
L'introduction débute pourtant comme un conte de fées, avec soit dit en passant quelques fautes de style curieuses. Un conte de fées croisé avec la série TV
Docteur Who, sans doute... A ses débuts, quand il s'agissait surtout d'explorer le temps, pas encore les planètes. Notre héros ou héroïne fait partie du peuple des Pérenniens, qui vivent au centre de la Terre et ne subissent pas le passage du temps...
« Pérenniens » ? De l'adjectif pérenne, qui dure. L'auteur ne se fiche pas de nous, le voca et la qualité du récit seront au niveau.
« Héros ou héroïne ? » Oui, on va jouer soit le Prince, soit la Princesse du Temps ! La série "Double Jeu" a peut-être été traduite en même temps que s'écrivaient "Les Messagers du Temps" (1987-1989), l'idée était en tout cas dans l'air. L'auteur est à ma connaissance le premier à avoir eu l'idée de faire jouer des héros selon leur genre ! Ça n'allait pas de soi, les livres-jeu Gallimard se destinant plutôt à un public de garçons, cf. les couvertures.
Série "Double Jeu" (1986-87)
Bref, notre maman la Reine Chronalia va renoncer au sceptre du Temps car sa destinée l'appelle vers d'autres dimensions. Où, pourquoi, peu importe, ce n'est qu'un prétexte à deux sous pour amener l'histoire : elle doit choisir qui de ses deux jumeaux régnera ! Ce sera celui / celle qui remplira quatre missions, car Hercule avait déjà mis un © et un TM sur le chiffre 12. Et puis ce ne serait pas raisonnable de planifier une série aussi longue, d'autant que Campbell / Ménard écrivait paraît-il lentement. Ah, et oui, ça veut bien dire qu'il y aura une mission par volume : une par époque. Du Dr Who, on vous dit !
Voyage dans le temps ! Rappelle un peu la sphère temporelle de Terminator
(1984).
La mission sera à chaque fois de libérer un Messager du Temps, parti aider les humains. Dans la France du XVe puis celle de 1789. Puis aux USA, époque Far West et fin XXe. Jamais en URSS ou chez les aborigènes d'Australie. On va dire que les Pérenniens ont choisi leur camp !
ET PUIS APRES CE QUE ÇA RACONTE
Comme on dit traditionnellement, « je ne veux pas vous spoiler » ! Mais je vais quand même trouver, deux, trois bricoles à dire...
Déjà, le livre est
sous le signe du double. Garçon et fille, gaucher et droitier. Mais aussi... être condamné au Charcutier ou au Carillon ? Demander l'aide des Mollues ou de Zeugma ? Les unes sont molles, l'autre est raide (un corps pendu). Le moine Mimol tient le milieu entre les deux... Le nom de Zeugma lui-même est double, il désigne une figure de style consistant à mettre deux choses distinctes sur le même plan... Tiens, comme ces créatures bizarrement assemblées, rat-porc, cerf-paon...
Jouer la Princesse du Temps est plus amusant. Le Prince a un récit assez neutre, dans le droit fil des guerriers condottières de livres-jeu. La Princesse, on la drague, on la jalouse, on la renvoie à son linge à laver (un running gag au fil du jeu)... Elle tombe même amoureuse du forain Tiburce (
154), ils s'embrassent avec fougue (
19), elle choisit peut-être même de l'entraîner plus loin... « Sinon, vous trouverez bien un autre chevalier servant ! » (
370).
Son frère, lui, si j'ose dire, se la met sur l'oreille dans ce tome. Ça aurait été marrant qu'il soit lui aussi attiré par Tiburce ! Mais l'époque (1987) n'était pas encore à la bromance...
Le parcours est relativement court, plutôt simple. Il suffit de
jeter un œil à ce plan. L'exception est la tour du carillon de la Mort, un vrai labyrinthe. D'autant qu'il n'est pas question de traîner, car on y vieillit à toute vitesse !
La fin ne consiste pas uniquement à sauver le messager Gayock, il faudra également accomplir sa mission mais... je vous laisse découvrir ce passage.
LES REGLES, LA MECANIQUE
James Campbell / Jean-François Ménard n'est pas pour rien le traducteur (sous pseudo là encore : une manie) du DF1
Le Sorcier de la Montagne de Feu et du LS1
Les Maîtres des Ténèbres : les règles sont clairement un mixe entre celles des "Défis Fantastiques" et de "Loup Solitaire" :
DF, le système de combat. DF encore les scores : l'HABILETE devient MAÎTRISE, l'ENDURANCE devient FORCE,
Tenter sa Chance est remplacé par un intéressant système de
Coup d'Audace consistant à tirer une carte (à découper dans le livre) pour laisser faire le hasard.
LS, la limite d'objets transportés, et le système de compétences, y compris le fait qu'on acquiert un nouveau talent pour chaque mission réussie.
Alors que l'intro longue où un mentor vous explique les règles au fil du dialogue, évoque pour moi la série "Quête du Graal".
Toutefois l'auteur tient ici à
donner un certain réalisme aux règles. Par exemple il ne se contente pas de parler de Repas, mais précise quelle nourriture, et interdit de manger plus de trois fois par jour sous peine d'indigestion. Autre exemple, les dégâts au combat ne sont pas fixes, on perd plus ou moins de FORCE et de MAÎTRISE selon la partie du corps touchée.
De superbes illustrations sur double page.
QUESTION D'IMPLICATION
James Campbell / Jean-François Ménard semble avoir réfléchi à la question de l'identification du joueur et du héros. Les illustrations du livre montreront donc un personnage épicène, aux longs cheveux clairs, et à l'allure androgyne, dont le visage n'est jamais visible en entier. Mais pour ce qui est du reste, c'est nous, le lecteur !
Citation :Si vous êtes une fille, vous serez la Princesse du Temps, si vous êtes un garçon, vous serez le Prince du temps. (1)
Bah pourquoi ne pas juste choisir...?
Citation :Voici maintenant comment vous devez calculer votre âge : prenez votre âge réel... (317)
Sachant que je lis à 41 ans, c'est flatteur quand les personnages me donnent du « damoiseau » !
Ce n'est pas précisé mais a priori le héros / l'héroïne est gaucher si on est gaucher, et inversement.
MON AVIS
J'ai apprécié :
Le double jeu, le jeu comme héroïne est l'occasion de faire une morale féministe disons standard. Et aussi
la fiction du regard étranger, on est mis dans la peau de quelqu'un qui ne connait pas les usages des hommes et découvre le mensonge, la ruse, la violence, l'amour...
Le contexte historique très connu, très balisé dans chaque tome de la série, ce qui évite de tartiner des paragraphes de cours d'Histoire.
Les jeux de mots auxquels on reconnaît le traducteur de
Harry Potter : rat-port, cerf-paon, le moine à demi-mou (demi-fou)... On peut faire des rapprochements un peu au hasard : Gouttard / Croûtard (le méchant du jeu / le rat de Ron Weasley), Mollue / Moldu...
Les références à la culture classique, par ex. le nain Furyos le Court /
Orlando Furioso de l'Arioste. Et aussi aux livres-jeu : en trouvant le Talisman des Molles, on pense au
Talisman de la Mort traduit par... Ménard.
J'ai moins apprécié :
Le manque de caractérisation du Prince du temps, explorateur-guerrier banal.
Des différences de rythme très sensibles. Une première partie de l'aventure très maîtrisée puis... on a l'impression que l'auteur devient pressé, qu'il manque de paragraphes. L'exploration du Carillon de la Mort est ennuyeuse avec ses pièces vides et ses comptes tâtillons d'années, alors que cela aurait pu être un lieu haut en couleurs comme la tour d'Orghuz dans
Les Gouffres de la Cruauté !
Le manque d'ampleur. On explore un tout petit coin de Lorraine, il y a peu de chemins différents. Un final historique vite expédié...
Les règles un peu sous-utilisées, la plupart des compétences ne servent qu'une fois, on peut faire toute l'aventure sans tenter aucun
Coup d'Audace...
Le gaspillage de paragraphes pour faire fouiller le coffre, les tiroirs, la marmite... Puis nous demander ensuite ce qu'on a fouillé, et hop, à nouveau une tripotée de paragraphes pour en parler... On pourrait tout fouiller d'un coup et avoir les infos aussitôt, non ? Pour la règle du
Coup d'Audace, il faut 6 paragraphes (un par carte) là où
Tenter sa Chance n'en prenait que 2...
POUR FINIR
C'est une
très bonne surprise pour tout le début du récit, le style, le double jeu Prince-Princesse, la galerie de personnages, les riches illustrations ! On sent que Ménard jubile. Il connaît très bien le genre du livre-jeu, même s'il est sans doute davantage à l'aise avec le récit linéaire. Il s'en sort pourtant tout à fait honorablement avec un LDVEH qui a un quelque chose de spécial ! C'est pourquoi je lirai avec plaisir la suite de la série