Merci à Philippe Jaillet (éd. Posidonia) qui a bien voulu me faire parvenir un exemplaire d’Evidemment.
UN AUTEUR VRAIMENT PLURIEL
L’ouvrage s’ouvre sur une courte note biographique qui présente Jean-Paul Gourévitch comme
Jean-Paul Gourévitch est aussi un rédacteur confirmé de livres-jeu pédagogiques, chez l’éditeur Retz : Le Labyrinthe des Records, Le Labyrinthe des Romains, Le Labyrinthe de la Révolution française, etc. Il est l’auteur dont le nom revient le plus souvent dans la collection des "Labyrinthes Retz Pédagogiques" créée en 1986 par Dominique Grandpierre. 5 titres sur les 18 de la série sont de sa plume, seul ou en collaboration avec Brigitte Decroix ou Martine Faure. Sa bio Wikipédia donne un aperçu des vifs débats qui entourent sa carrière d'essayiste.
UN TEXTE AU PARCOURS SINGULIER
L’édition posidoniesque d’Evidemment est revue et corrigé par Stéphane Alin (AlinV sur le forum). Une page explicative commence ainsi :
LE JEU
Evidemment est divisé en plusieurs parties, nommées d’après l’œuvre de Rabelais : Tiers Livre, Quart Livre, etc. La ressemblance avec l’auteur humaniste s’arrête là, car il s'agit plutôt d'une parodie de roman noir, conté avec le langage d’un Audiard sous LSD. Récit assez difficile à suivre... et c’est fait exprès ! L’auteur décrit lui-même sa prose comme
Cette annexe faite de fiches et de tableaux est... heu... je ne sais pas trop quoi dire. En fait j’ai été incapable de lire plus de quelques pages du récit qui précédait l’annexe finale. On connaît mon amour des textes un peu fous, j’en ai moins-même donné un ou deux, mais là les potards ont été poussés au-delà du maximum avec une tenaille serrée dans un poing maniaque. A l’échelle d’un court chapitre de 2-3 pages, je comprends à peu près ce que ça dit. Mais l’enfilade de chapitres, multipliant les personnages sans filer d'intrigue explicite, m’a laissé en route.
Fatalement je me suis contenté de feuilleter, de pratiquer une esthétique de la disparate et du fragment, relevant ici et là des allusions à la littérature de genre, à la sémiotique, à des tas de trucs d’universitaire ou de littéraire. Un mélange hétéroclite qui, sous la plume d’Umberto Eco (Le Nom de la rose, Le Pendule de Foucault) aurait formé un récit qu’on aurait pu lire premier degré, ou relire comme un amusant patchwork savant de citations.
Le langage de roman noir, ou quiproquo pour un quarteron de caves.
(avec l'aimable autorisation de Pins, merci !)
Je me suis donc rabattu sur les fiches. Qui me posaient une série de questions comme un super-super-Cluedo. Qui a fait quoi ? Quel est le quotient du nombre de morts par le nombre de personnages ? Le rapport entre ces deux héroïnes est-il épisodique, homothétique (ce n’est pas ce que vous croyez) ou syntagmatique ? Selon les réponses, on est aiguillé vers la fiche F, la page 12, etc. Avant un tableau final qu’on est prié de remplir et d'expédier à J.-P. Gourévitch pour recevoir un exemplaire dédicacé de sa main (attention, quantité limitée à 1000 exemplaires) ou devenir co-auteur de son prochain livre...
Le titre de ce livre-puzzle, Evidemment, sorte de cri de Watson devant un ènième tour de de passe-passe logique de Sherlock, doit-il être lu : évidement ? La solution serait donné par le dessin de la pièce manquante, l'évidement, le vide ? Ce serait une très belle idée. Je ne saurais dire si c'est celle qui a été retenue.
L’ANCÊTRE DU LIVRE DONT VOUS ÊTES LE HEROS ?
Evidemment n’est pas un livre-jeu divisé en paragraphes numérotés, avec une narration à choix, le lecteur s’identifiant au héros. Pourtant le genre existait déjà, au moins dans la littérature anglo-saxonne, avec le roman à choix Consider the Consequences de Doris Webster et Mary Alden Hopkins (1930), et l’album à jouer Treasure Hunt d’Alan George (pseudonyme probable pour Susan French, 1946). Ce qui relativise l’affirmation de l’éditeur, selon lequel ce livre-ci aurait « inventé, quoique de façon sommaire, le principe qui deviendra plus tard celui des livres dont vous êtes le héros. »
Topic du forum RDV1 sur l'histoire du genre livre-jeu :
https://rdv1.dnsalias.net/forum/thread-3840-post-74982.html#pid74982
En réalité, la mécanique de ce livre se rapproche davantage de celle du Conte à votre façon de l’auteur français Raymond Queneau (1967), peu narratif, qui imitait l’écriture d’un programme informatique. Ou de La Mâchoire de Caïn d’Edward Powys Mathers (1934) : une enquête policière dont les pages ont été volontairement éparpillées, « façon puzzle », charge au lecteur de les remettre dans le bon ordre et de faire parvenir sa solution à l'éditeur.
De nos jours, les héritiers d’Evidemment ne me semblent pas être les livres dont vous êtes le héros gallimardesques, mais plutôt les premiers escape books parus chez 404. Le tome 1, La Tour de l’alchimiste de François Lévin (2016) présente quelques ressemblances : une longue annexe chargée de listes et de tableaux, ponctuée de remarques moqueuses de l’auteur envers son lecteur médusé... et le même refus d’une solution en dernière page !
BILAN
Traitez-moi de parano ou de jaloux, et ce sera peut-être vrai ! mais j’ai le même soupçon envers Evidemment qu’envers le challenge de la Chouette d’Or : je soupçonne que, volontairement ou non de la part du créateur, le jeu n’est pas réellement fait pour être résolu (c’est mon opinion de professionnel du jeu d’énigmes).
Une curiosité assurément, témoignage d’un état d’esprit des années 60 et 70, une époque d’expérimentations hors-normes. Le tome ne convient pas pour une découverte du genre livre à jouer, faute (justement) de se jouer. Mais il peut avoir sa place dans la bibliothèque d’un passionné du genre, entre l'essai de Gildas Sagot et une aventure solo de "L'Œil Noir"... pour le feuilleter, pour s'en étonner, pour faire l’archéologie des littéractions !
UN AUTEUR VRAIMENT PLURIEL
L’ouvrage s’ouvre sur une courte note biographique qui présente Jean-Paul Gourévitch comme
Citation :un « consultant international sur l’Afrique, les migrations et la littérature de jeunesse » sans oublier « l’image politique ». Ses réalisations sont variées : « ouvrages, expositions, jeux ».Un googlage rapide permet en effet de repérer nombre d’ouvrages de sa plume sur tous ces thèmes, allant de romans jeunesse comme Ulysse.com (2005) jusqu’à des jeux de société comme le Jeu de l'oie de Clément Marot (1996) ou le Jeu de cartes de Jean Cocteau (2000).
Jean-Paul Gourévitch est aussi un rédacteur confirmé de livres-jeu pédagogiques, chez l’éditeur Retz : Le Labyrinthe des Records, Le Labyrinthe des Romains, Le Labyrinthe de la Révolution française, etc. Il est l’auteur dont le nom revient le plus souvent dans la collection des "Labyrinthes Retz Pédagogiques" créée en 1986 par Dominique Grandpierre. 5 titres sur les 18 de la série sont de sa plume, seul ou en collaboration avec Brigitte Decroix ou Martine Faure. Sa bio Wikipédia donne un aperçu des vifs débats qui entourent sa carrière d'essayiste.
UN TEXTE AU PARCOURS SINGULIER
L’édition posidoniesque d’Evidemment est revue et corrigé par Stéphane Alin (AlinV sur le forum). Une page explicative commence ainsi :
Citation :« Evidemment est un polar déjanté écrit en 1972, et que l’auteur n’avait jamais cherché à publier. »Affirmation étonnante, car comme j’ai posté ailleurs, on n’écrit pas pour le plaisir de remiser au tiroir ! On en apprend un tout petit peu plus dans l’interview donnée pour le n°12 du fanzine Le Marteau et l’enclume (à paraître à l'automne 2024). J.-P. Gourévitch indique avoir, à l’époque, confié le tapuscrit à un écrivain médiatisé et bien introduit, afin d’être conseillé et (je suppose) aiguillé vers un éditeur. L’absence de réponse a amené l’auteur d’Evidemment à abandonner, « écœuré ». Ce texte retrouvé a aujourd’hui sa place dans la bien nommée collection des « Archives exhumées » de Posidonia.
LE JEU
Evidemment est divisé en plusieurs parties, nommées d’après l’œuvre de Rabelais : Tiers Livre, Quart Livre, etc. La ressemblance avec l’auteur humaniste s’arrête là, car il s'agit plutôt d'une parodie de roman noir, conté avec le langage d’un Audiard sous LSD. Récit assez difficile à suivre... et c’est fait exprès ! L’auteur décrit lui-même sa prose comme
Citation :« un roman policier en trois parties : l’histoire elle-même qui n’avait ni queue ni tête », puis une tentative de remise en ordre par un ordinateur, et enfin « une série de questionnaires à choix multiples où le lecteur était convié à dénouer lui-même les fils de l’intrigue en sautant d’un item à un autre en fonction de ses réponses. »C’est cette dernière étape seulement qui se rapproche du livre-jeu, ce qui précède rappelant plutôt le Nouveau Roman, ou la prose hallucinée d’un William S. Burroughs (Le Festin nu, Les Garçons sauvages).
Cette annexe faite de fiches et de tableaux est... heu... je ne sais pas trop quoi dire. En fait j’ai été incapable de lire plus de quelques pages du récit qui précédait l’annexe finale. On connaît mon amour des textes un peu fous, j’en ai moins-même donné un ou deux, mais là les potards ont été poussés au-delà du maximum avec une tenaille serrée dans un poing maniaque. A l’échelle d’un court chapitre de 2-3 pages, je comprends à peu près ce que ça dit. Mais l’enfilade de chapitres, multipliant les personnages sans filer d'intrigue explicite, m’a laissé en route.
Fatalement je me suis contenté de feuilleter, de pratiquer une esthétique de la disparate et du fragment, relevant ici et là des allusions à la littérature de genre, à la sémiotique, à des tas de trucs d’universitaire ou de littéraire. Un mélange hétéroclite qui, sous la plume d’Umberto Eco (Le Nom de la rose, Le Pendule de Foucault) aurait formé un récit qu’on aurait pu lire premier degré, ou relire comme un amusant patchwork savant de citations.
Le langage de roman noir, ou quiproquo pour un quarteron de caves.
(avec l'aimable autorisation de Pins, merci !)
Je me suis donc rabattu sur les fiches. Qui me posaient une série de questions comme un super-super-Cluedo. Qui a fait quoi ? Quel est le quotient du nombre de morts par le nombre de personnages ? Le rapport entre ces deux héroïnes est-il épisodique, homothétique (ce n’est pas ce que vous croyez) ou syntagmatique ? Selon les réponses, on est aiguillé vers la fiche F, la page 12, etc. Avant un tableau final qu’on est prié de remplir et d'expédier à J.-P. Gourévitch pour recevoir un exemplaire dédicacé de sa main (attention, quantité limitée à 1000 exemplaires) ou devenir co-auteur de son prochain livre...
Le titre de ce livre-puzzle, Evidemment, sorte de cri de Watson devant un ènième tour de de passe-passe logique de Sherlock, doit-il être lu : évidement ? La solution serait donné par le dessin de la pièce manquante, l'évidement, le vide ? Ce serait une très belle idée. Je ne saurais dire si c'est celle qui a été retenue.
L’ANCÊTRE DU LIVRE DONT VOUS ÊTES LE HEROS ?
Evidemment n’est pas un livre-jeu divisé en paragraphes numérotés, avec une narration à choix, le lecteur s’identifiant au héros. Pourtant le genre existait déjà, au moins dans la littérature anglo-saxonne, avec le roman à choix Consider the Consequences de Doris Webster et Mary Alden Hopkins (1930), et l’album à jouer Treasure Hunt d’Alan George (pseudonyme probable pour Susan French, 1946). Ce qui relativise l’affirmation de l’éditeur, selon lequel ce livre-ci aurait « inventé, quoique de façon sommaire, le principe qui deviendra plus tard celui des livres dont vous êtes le héros. »
Topic du forum RDV1 sur l'histoire du genre livre-jeu :
https://rdv1.dnsalias.net/forum/thread-3840-post-74982.html#pid74982
En réalité, la mécanique de ce livre se rapproche davantage de celle du Conte à votre façon de l’auteur français Raymond Queneau (1967), peu narratif, qui imitait l’écriture d’un programme informatique. Ou de La Mâchoire de Caïn d’Edward Powys Mathers (1934) : une enquête policière dont les pages ont été volontairement éparpillées, « façon puzzle », charge au lecteur de les remettre dans le bon ordre et de faire parvenir sa solution à l'éditeur.
De nos jours, les héritiers d’Evidemment ne me semblent pas être les livres dont vous êtes le héros gallimardesques, mais plutôt les premiers escape books parus chez 404. Le tome 1, La Tour de l’alchimiste de François Lévin (2016) présente quelques ressemblances : une longue annexe chargée de listes et de tableaux, ponctuée de remarques moqueuses de l’auteur envers son lecteur médusé... et le même refus d’une solution en dernière page !
BILAN
Traitez-moi de parano ou de jaloux, et ce sera peut-être vrai ! mais j’ai le même soupçon envers Evidemment qu’envers le challenge de la Chouette d’Or : je soupçonne que, volontairement ou non de la part du créateur, le jeu n’est pas réellement fait pour être résolu (c’est mon opinion de professionnel du jeu d’énigmes).
Une curiosité assurément, témoignage d’un état d’esprit des années 60 et 70, une époque d’expérimentations hors-normes. Le tome ne convient pas pour une découverte du genre livre à jouer, faute (justement) de se jouer. Mais il peut avoir sa place dans la bibliothèque d’un passionné du genre, entre l'essai de Gildas Sagot et une aventure solo de "L'Œil Noir"... pour le feuilleter, pour s'en étonner, pour faire l’archéologie des littéractions !