Les flancs du navire craquent sous le martèlement incessant des vagues du Detroit des Grands Vents du Sud. Une lampe constitue l'unique source de lumière du réduit humide et puant où vous êtes entassés parmi tant d'autres. Un cliquetis de chaine proche de vous: c'est un matelot Roycien qui tente de se soulever et éclabousse soudain le plancher d'un vomi noirâtre, tandis que ses camarades, malgré les fers qui les entravent, tentent tant bien que mal d'éviter cet immonde rejet. Les pirates ne sont pas revenus près de vous depuis des heures, vous les quelque quatre vingt prisonniers, serrés les uns contre les autres comme des poissons pris dans leur nasse. Certains sont mourants, d'autres malades. Mais tous sont terrifiés.
Comment en êtes-vous arrivés-là? Vous regardez vos compagnons. Au moins vous avez tous repris conscience maintenant, mais vous êtes toujours faible, luttant contre les effets de la commotion. Vous aviez continué de vous battre alors même que le reste de l'équipage était tombé et que vous étiez encerclés en infériorité numérique. C'est alors que les pirates ont jeté des filets sur vous avant de vous assommer à coups de gourdins.
Et depuis vous êtes reclus sur Le Ténébreux, vieille caraque appartenant à ces brigands des mers. Tout votre équipement et votre argent vous a été dérobé et on vous conduit désormais... quelque part. Vous pensiez tout d'abord que les pirates rejoindraient le port de Dosos, au nord, pour vous vendre comme esclave vers la rude colonie de Drakehallow. Mais le navire continue de filer plein ouest le long du Détroit des Grands Vents du Sud. Quelle peut bien être votre destination, et quel destin vous attend?
* * *
La lumière se répand dans le réduit lorsque le panneau au-dessus de l'échelle est brutalement rabattu. Plusieurs personnes en habit de marin en cuir et en coton, portant des sabres pendant à la ceinture, descendent les barreaux. L'une d'elles est une femme, portant une lanterne qui brille fortement tandis qu'elle la braque sur vos visage grimaçants.
"Tout est en ordre, Li Qiang", dit-elle en crachant à travers ses dents jaunies.
Un grand homme chauve originaire de Drakehallow, musclé et couvert de cicatrices se glisse alors jusqu'à vous. Il s'avance et saisit la tête d'un des prisonniers. "Debout", grogne-t-il tout en poussant sans ménagement le pauvre homme vers le mur du fond, ses chaines s'entrechoquant.
Puis il lève les yeux vers le panneau, dans l'expectative. Un autre homme, vêtu d'un grand ciré, saute alors jusqu'en bas. Sa chute semble étrangement lente bien qu'il atterrisse assez lourdement. Mesurant près de deux mètres, ce Roycien porte une élégante barbe, mais son regard est froid comme la pierre, ses yeux bleus semblant luire sous l'éclairage de la lanterne. Il y a quelque chose de dérangeant dans l'aspect de son visage. Son front porte la trace de nombreuses brûlures, tandis que la courbure de ses sourcils lui confère un air démoniaque.
"Une bien belle prise, capt'aine Prior", dit la femme à la lanterne en ricanant. "Ils devraient survivre à la tâche plus longtemps que ceux de la dernière fois".
"Surveille ta langue, Maude", gronde le capitaine, ses yeux brillants scrutant les prisonniers. "Pas besoin de grand discours. Ils feront l'affaire. Gardez-les à Mortlock jusqu'à ce que je vous prévienne. Inutile d'embarquer jusqu'au site des hommes mourants."
Le capitaine tourne alors les talons pour s'en aller, son ciré se soulevant brièvement dans le mouvement. Vous avez le temps d'apercevoir son torse nu, où de nombreuses et minuscules créatures sont accrochées... et sa chair porte des marques rouges semblables à des morsures.
"Capitaine Auguste Prior" crie soudain une voix pleine de prestance.
Vous tournez la tête pour découvrir un grand Thalsien tirant sur ses chaînes. La femme à ses côtés n'est visiblement pas plus ravie que lui d'être entravée. "Oui, oui, je vous connais, capitaine Prior. Je suis l'envoyé du Suzerain et vous êtes un boucanier de Thalsia. Vous n'avez pas le droit d'emprisonner ou de réduire en esclavage les habitants de Thalsia, en vertu de votre lettre de Marque. Vous êtes un serviteur de Thalsia, aussi je vous demande de nous relâcher, moi et ma sœur, sur le champ!"
Le capitaine Prior s'est figé en écoutant l'homme parler. Une fois son discours terminé, il se retourne lentement et se rapproche de lui. Puis il lève la main, caressant la joue du Thalsien. Ladite main est longue, décharnée et humide. D'affreuses excroissances partent du haut de son poignet en laissant des traces ensanglantées le long de la joue du prisonnier.
"Je sers désormais un autre maître, Tayo", susurre-t-il.
Soudain, la mâchoire du capitaine Prior se déboite d'une horrible manière, émettant des rayons lumineux blancs et bleus venus du fond de la gorge. Le rayonnement entoure Tayo, et le grand Thaslien se met à hurler de douleur. Sa sœur se déchire en vain la peau contre ses chaînes, en hurlant elle aussi mais de rage. Finalement, le halo de lumière décroit et s'éteint, et Tayo n'est alors plus qu'un amas de peau carbonisée et ratatinée.
La sœur du mort se tord plus que jamais dans ses chaînes, proférant force jurons et menaces de vengeance.
"Ne pleure pas, femme" gronde le terrible capitaine. "Sa mort a été rapide. Bien plus rapide que celle qui vous attend tous".
Sur ces sinistres paroles le capitaine Prior grimpe hors du réduit, son équipage à sa suite, et bientôt ne se font plus entendre que les sanglots de la Thalsienne.
* * *
La navigation se poursuit encore plusieurs jours, tandis que vous restez enfermés dans le réduit puant. Un soir, une violente tempête éclate et envoie valdinguer le navire à travers les vagues, comme s'il s'agissait d'un vulgaire bouchon de liège flottant. L'unique lampe qui éclaire le réduit finit par se détacher du crochet auquel elle était suspendue, et c'est uniquement grâce à l'intervention rapide de la Thalsienne, qui étouffe les flammes naissantes, que vous devez votre survie et celle du bateau.
Dans les ténèbres des lieux, vous apprenez les noms et l'histoire de quelques-uns de vos compagnons d'infortune (Jessica, Tasha, Ti'quon). La sœur de Tayo, l'homme assassiné, s'appelle Lebechi. Elle est originaire de Thalsia, la capitale des Archipels, et sa haine envers le capitaine Prior n'a en rien diminué. Conseillère du Suzerain, le premier citoyen qui dirige Thalsia, elle était de retour de mission diplomatique à Khastris dans l'Archipel de l'Ouest, lorsqu'elle qu'elle fut interceptée par les pirates en compagnie de son frère.
"Nous devons trouver le moyen de nous libérer de ces chaines", grogne Lebechi. "Le Suzerain doit être informé de la trahison de Prior."
Un jeune homme qui répond au nom de Marcello, marin de Pendrilor, pose la question que personne n'osait vraiment poser tout en espérant des réponses. "Quel genre d'homme est ce capitaine?" murmure-t-il "On dirait plus une espèce de monstre. Je sais bien que vous autres Thalsiens avez l'habitude de recourir aux service de corsaires. Mais vous n'iriez tout de même pas jusqu'à employer un être tel que lui?"
"Il a changé..." reconnait Lebechi. "Peut-être qu'il est devenu un sorcier. Ou qu'une entité maléfique des Désolations s'est emparée de lui? Mais je m'en fiche. Il doit payer pour la mort de mon frère. Pour tous ses crimes contre mon peuple".
"C'est sans doute plus facile à dire qu'à faire", dites-vous pour la mettre en garde. "Mais on dirait bien qu'on nous conduit quelque part, dans une dans une sorte de camp de prisonniers. Ce qui signifie ils vont forcément devoir nous détacher lors du transfert."
"C'est vrai, mais on devra se méfier" averti Marcello. "Ils s'attendent forcément à ce qu'on tente quelque chose. Nous devrions patienter jusqu'au moment où ils s'y attendent le moins avant déclencher notre plan d'évasion."
Une embardée soudaine du navire fait bouger vos chaînes. Vous parvenez à entendre que des ordres sont donnés depuis le pont, et des bruits de pas résonnent au-dessus de vos têtes. C'est ensuite le lourd cliquetis caractéristique d'une longue chaîne qui se déroule qui parvient à vos oreilles.
"Ils ont jeté l'ancre", murmure Marcello. "Quelque soit notre destination... nous y sommes."