Mysterium

[Skarn]

"Inspecteur Colombin ? Que me vaut le plaisir de cette visite inopinée ? Mes témoins auraient-ils remis en question ma version des faits ?"
"Oh, non, non. Les Duflouze m'ont bien confirmé que vous leur faisiez visiter votre atelier à l'heure supposée du crime. Cependant, à cette occasion, nous avons également discuté de tout et de rien. Et j'ai ainsi appris qu'il y avait eu un autre homicide dans les mois précédents, pas très loin d'ici."
"Un autre meurtre ? Vous m'étonnez lieutenant. J'en aurais forcément entendu parler. Nous sommes à la campagne ici. Les ragots vont plus vite que les colibris."
"Pas un meurtre. Un homicide. Un fait divers passé relativement inaperçu. Un pauvre homme, un vagabond, fauché par un chauffard jamais identifié. Ça s'est passé en pleine nuit, sur la petite route reliant votre maison à la ville."
"Ce n'est pas ma route privée lieutenant. Elle dessert bien d'autres fermes et résidences rurales."
"Oui, oui, bien sûr. C'est cependant étrange. Vous êtes un homme méticuleux. Réglé comme du papier à musique. Chaque semaine, le même jour, à la même heure, vous quittez votre atelier isolé, tôt le matin, pour vous rendre en ville et vous en revenez le soir même, aussi à heure fixe."
"Pas de gaieté de cœur lieutenant. Je resterais bien toute l'année à profiter de la tranquillité ce petit coin de nature. Mais les matériaux dont j'ai besoin pour mes œuvres ne poussent malheureusement pas dans mon jardin, et mes fournisseurs ne livrent pas ici."
"Oui, votre dévouement à votre art est admirable. Ces jouets sont vraiment magnifiques... Oh ! Excusez-moi. J'ai tout fait tomber. C'est ça avec les équilibres instables. Il suffit d'un rien pour que tout bascule en faisant un boucan de tous les diables."
"Tout à fait. Mais faites donc plus attention lieutenant."
"Mes excuses, mes excuses. C'est amusant cependant. Vous qui êtes toujours si ponctuel, la même nuit où a eu lieu cet incident, vous n'êtes revenu qu'au petit matin."
"Ah bon lieutenant ?"
"Oui. Comme vous dites, tout se sait ici. Sur le chemin en venant, je me suis ainsi arrêté à un petit bourg. Et j'ai discuté avec une charmante dame, fort âgée, qui ne dort plus beaucoup, mais a conservé une excellente mémoire. Et elle se souvient de vous avoir vu passer dans ces eaux-là, au petit matin, avec votre voiture toute propre. Comme si vous aviez fait un long détour pour passer au lave-auto automatique du supermarché. Vous savez, ces machines qui vous décrassent de fond en comble un véhicule 24 heures sur 24."
"C'est possible lieutenant. J'ai mes habitudes, mais parfois la campagne décide. Maintenant que vous me dites, il me semble bien avoir eu un problème cette nuit-là. Un chevreuil je crois. En tout cas, pas un malheureux."
"Oui. Ça aurait été dommage. Vous avez si bonne réputation. Même si c'était un accident, tuer quelqu'un l'aurait irrémédiablement ternie. Mais quand même. Avouez que c'est une sacrée coïncidence. Surtout que la victime avait été renversée quasiment devant la fenêtre de la dépendance où logeait ce pauvre monsieur Valet qui a depuis lui aussi connu une fin tragique."
"Seriez-vous en train suggérer que non seulement je suis un chauffard homicide, mais que j'aurais en plus assassiné le témoin de l'accident ?"
"Allons allons. Je n'ai pas dit ça. C'est qu'on a trouvé beaucoup d'argent liquide sous le matelas de monsieur Valet. À se demander s'il n'était pas trouvé une activité secondaire de maître chanteur."
"Vous avez beaucoup d'imagination lieutenant. Et absolument aucune preuve. De plus, comme vous l'avez si bien fait remarquer tout à l'heure, j'ai un alibi inattaquable pour le second meurtre à propos duquel vous insinuez tant."
"Il est vrai. Quoique... C'est à supposer que l'heure du crime soit bien celle que nous pensons. Vous savez, la médecine légiste a fait d'énormes progrès, mais elle ne donne pas encore la minute exacte du décès. La fourchette suggérée par le rapport légal est encore assez large pour vous donner le temps de commettre le meurtre et de vous rendre à votre rendez-vous. Le délai est serré, mais rien d'impossible pour quelqu'un connaissant aussi bien ces petites routes de campagnes que vous."
"Je croyais que vous disposiez justement de l'heure exacte à quelques minutes près, le meurtrier n'ayant pas été très discret ?"
"Les occupants de la maison ont indéniablement entendu un boucan de tous les diables à l'heure du petit déjeuner, et se sont rués dans le grenier où les attendait le corps de monsieur Valet, affalé au milieu du bric-à-brac, à côté de la fenêtre grande ouverte."
"Et quelle autre explication à tout cela voyez-vous sinon que le meurtre venait d'être commis quelques instants auparavant ?"
"On peut imaginer bien des choses. Par exemple, que le coupable ait accompli son forfait plus tôt, avant l'aube, et ait déposé le corps sur un assemblage instable d'objets divers, qui se serait ensuite effondré au premier choc un peu violent à une heure où il n'aurait pas manqué d'être entendu."
"Et tout son alibi reposerait sur un courant d'air complice précisément au bon moment ?"
"Oh, non. Je pensais plus à une mécanique d'horlogerie. On a retrouvé dans les débris un de ses ressorts qu'on remonte. Vous savez, comme pour ces jouets qui bondissent hors de leur boîte. Je me suis un peu amusé avec. Et j'ai constaté que celui-ci était plus complexe que la moyenne. Il semblait avoir été pensé pour se dévisser très lentement, puis pour jaillir très violemment."
"Donc, votre théorie, c'est que je me suis introduit de nuit dans le manoir, ai attiré monsieur Valet au grenier, l'ai assassiné, ai arrangé la scène du crime, puis ai remonté mon diable pour qu'il provoque un éboulement de vieilleries des heures plus tard."
"Oh, une seule heure. Le cadavre aurait été trop froid sinon."
"Vous avez encore une fois beaucoup trop d'imagination lieutenant. Et toujours aucune preuve."
"Ce n'est pas n'importe qui qui peut fabriquer une telle machine, vous en conviendrez."
"Allons lieutenant. Ce n'est pas non plus quelque chose que moi seul au monde puisse réussir. En admettant que cette théorie soit juste, je suis sûr que vous pouvez trouver sur un Internet quelqu'un capable de vous bricoler ça pour pas trop cher."
"Ce n'est pas faux. Je vous avoue qu'à ce stade, j'étais un peu dans l'impasse. Alors j'ai fait appel à des médiums."
"Vous vous moquez de moi lieutenant."
"Du tout. Ils se sont réunis. Et ils m'ont trouvé ça."
"Un soldat de plomb ?"
"Oui. Une de vos créations ?"
"Là, vous frôlez l'insulte. lieutenant. C'est un petit soldat du commerce de qualité absolument infâme. Toutes mes pièces sont uniques, signées et numérotées. Rien à voir avec cette saleté fabriquée à la chaîne. Et vous n'allez pas me dire que vous avez trouvé mon poinçon sur ce... ce truc dont mon chien ne voudrait pas. Ou sur votre supposée machine du diable."
"Oh, bien sûr que non. Mais vous êtes bien dur avec mon petit soldat. Je le trouve plutôt de bonne facture moi."
"Enfin lieutenant, ouvrez les yeux. Regardez comme il se tord simplement entre le pouce et l'index. Il est fait dans un alliage choisi uniquement sur le critère qu'il était le moins cher. Jamais je ne m'abaisserais à produire quoi que ce soit avec une pâte à modeler pareille."
"Et quel alliage utilisez-vous donc monsieur ?"
"Ah. Vous comptez me dévaliser en plus de me diffamer ? C'est un secret professionnel que vous n'arriverez pas à m'arracher lieutenant. Il m'a fallu des années d'expérimentation pour arriver aux proportions idéales pour que chaque pièce de chacune des mes créations aient exactement l'apparence, la résistance, l'élasticité, que je désire."
"Et bien. Vous m'en bouchez un coin. À pièces identiques, il n'y en aurait donc pas d'autres au monde avec la même composition métallurgique que celles que vous utilisez ? Un peu comme une sorte de signature chimique ?"
"... Oui lieutenant. Exactement comme une signature."