Petite histoire de Donjons&Dragons
#9
Mais pourquoi ça s'apelle, Dungeons and Dragons, au fait ?
Et en français "Donjons et Dragons"

La première campagne de D&D a été inventée par Dan Arneson,  avec sa campagne Blackmoor. Au début, il a utilisé les règles de Gary Gygax pour son wargame Chainmail, notamment le module de supplément à Chainmail permettant de jouer des créatures magiques, des sorciers, des monstres mythologiques et des héros assez extraordinaires pour les affronter (sans lequel Chainmail était simplement un wargame médiéval historique, dénué de fantastique), et a improvisé le reste au fur et à mesure. Mais assez vite, il a créé ses propres règles, celles de Chainmail ne lui convenant plus.

Gary Gygax (une sommité dans le monde du wargame à l'époque, en tant qu'arbitre, même si Chainmail était le premier wargame qu'il a conçu lui-même) finit par être invité à une partie de Blackmoor maîtrisée par Arneson, et découvre ainsi ce "nouveau jeu", ce nouveau concept où on incarne un personnage dans un monde fantastique pour lui faire vivre des aventures.
Il est très impressionné, et d'après Rob Kuntz (un des premiers joueurs et contributeurs de D&D), "froidement jaloux".

Arneson est peut-être, finalement, celui qui a inventé le concept de jeu de rôle. Dans sa campagne Blackmoor, on a déjà des éléments fondamentaux, comme le fait, comme dit plus haut, d'incarner un personnage et un seul qu'on "joue", comme on joue un rôle, et non pas une armée de soldats de plomb anonymes, ou encore, le fait de déterminer le résultat de certaines actions par un jet de dés, ou bien le fait que les personnages deviennent plus forts avec l'expérience. De plus, dans sa campagne Blackmoor, on explorait déjà des souterrains, et il y avait des monstres, des pièges et des trésors ! On est déjà très proche du concept final de D&D.

Mais si Arneson est peut-être le plus créatif/novateur des deux, Gygax sera peut-être le plus visionnaire/pragmatique/commercial. C'est lui qui voit qu'on peut faire quelque chose de plus de ce jeu, quelque chose qui peut être distribué à un grand public et faire du profit. En l'état, le travail d'Arneson n'est pas commercialisable. Ses notes sont griffonnées sur un papier, il a peu de règles précises, et il improvise au fur et à mesure des besoins des joueurs. On ne peut pas faire un produit avec ça.
Gygax va donc "codifier" un certain nombre d'autres éléments qui vont achever de donner à D&D la forme qui nous est familière. C'est lui qui invente les classes d'aventurier, le fait que les "donjons" à explorer se divisent en "niveaux", et chaque niveau plus profond est plus difficile, avec des monstres eux-mêmes d'un niveau différent, et les aventuriers eux-mêmes augmentent en "niveaux", etc.

Les premiers à tester la version du jeu de Gygax (qui jusque là porte seulement le titre de travail "the fantasy game") sont ses enfants, son fils et sa fille. Ils joueront, respectivement, un Magic User elfe appelé "Melf" (venant de l'annotation "M-Elf" pour "Male Elf"), qui donnera son nom à des sorts célèbres de D&D (notamment la "flèche d'acide de Melf") et une Cleric.
Après quelques tests, des ajustements (le tout en collaboration à distance avec Arneson), Gygax est convaincu qu'il a quelque chose qui est utilisable par un public non initié, un produit qui peut être vendu. Mais il sait qu'il faut trouver un nom "vendeur".
Il part déjà de l'idée qu'il faudrait deux termes en symétries "X et X", parce que ça crée un rythme, ça rentre dans la mémoire, c'est bien…
Mais quels termes ?
Il prend donc une feuille de papier, et il écrit dessus toute une liste de mots qui ont un rapport avec le jeu. Ça peut être des noms d'objets ("swords", "axes", "traps", "armor", "shield", treasure"...), des mots liés à la magie ("wizards", "spells", "scrolls", "wands"...) ou des noms de monstres et créatures fantastiques ("gryphons", "dragons", "elves", "goblins", "trolls"...).
Ensuite, il prend la feuille de papier, va voir ses enfants, et lit chaque mot de sa liste un par un.

Il remarque que deux mots, en particulier, font apparaître des étoiles dans les yeux de sa fille.
Les mots "dungeons" (soit littéralement "cachots", ou "geôles") et "dragons".
Le jeu s'appellera donc "Dungeons & Dragons".
En plus ça fait une allitération en D et une assonance en /ən/ (au moins en américain, peut-être pas en anglais britannique…)

Mais qu'en est-il de la version française ?
Car l'anglais dungeon et le français "donjon", s'ils ont évidemment la même origine, sont en fait des faux amis…
Alors, pourquoi ?

Bon. À l'origine, au milieu du moyen-âge (vers 1160), le mot "donjon" désigne la tour la plus haute d'un château-fort. (Ça vient du mot latin dominus, "maître" ou "seigneur", donc en gros la "tour maîtresse" du château.)
C'est donc ce sens qu'il a aussi quand le mot est adopté en Angleterre. (Comme on le sait, depuis la conquête normande de 1066, l'Angleterre a une population essentiellement anglo-saxonne -à part les Gallois qui sont celtiques- qui parle un langage germanique, et une aristocratie normande qui parle français, et c'est à cette période que beaucoup de mots d'origine française et/ou latine sont importés dans la langue anglaise.)
Mais à partir de là, le sens du mot va évoluer différemment des deux côtés de la Manche.

En effet, en France, comme la plus haute tour était aussi la plus fortifiée, la plus sûre, eh bien, c'est souvent là où le seigneur et sa famille résidaient.
Ainsi, petit à petit, le mot "donjon" a pris le sens de "partie du château-fort où réside le seigneur du château et sa famille". Et c'est le sens qu'il a toujours aujourd'hui, et normalement, celui que vous avez appris à l'école quand vous avez fait le moyen-âge.

Mais le "donjon", la tour la plus fortifiée du château, c'était aussi souvent là que le seigneur enfermait ses ennemis. Il avait souvent des geôles, des oubliettes, des cachots ou des cellules de prison, dans les sous-sols de son donjon. Car, quel meilleur endroit pour une prison que la partie la plus gardée et la plus solide du château ?
Alors, pour des raisons similaires qu'en français (par métonymie, en fait), le mot dungeons (souvent au pluriel) a pris le sens de "cachots" ou "oubliettes", et n'a plus du tout désigné la tour la plus forte d'un château.
(Note : le mot "donjon" a aussi été utilisé en français dans ce sens de "cachots du donjon" dans certaines oeuvres au 19e et début du 20e siècle.)

Du coup, dans la locution Dungeons & Dragons, le mot Dungeon a une connotation beaucoup plus sinistre, beaucoup plus "dark fantasy" qu'il ne l'a en français.
Ça évoque des phrases du genre the young princess and love of our valiant hero is kept in the dark dungeons of the evil sorcerer -quelque chose comme "la jeune princesse et grand amour de notre vaillant héros est retenue dans les sombres cachots du maléfique sorcier"... ou dans les contes français on dirait aussi "les geôles froides"... enfin bref…

"Donjon" n'a pas du tout la même couleur en français, c'est un mot beaucoup plus neutre. Et surtout, bah, il n'a pas le même sens, tout simplement.

On aurait donc pu choisir de faire une traduction purement littérale du titre Dungeons & Dragons, par exemple "Cachots et Dragons" ou "Oubliettes et Dragons", pourquoi pas ?
Mais de toute évidence, il a été décidé que, même si le sens n'est pas tout à fait le même, c'était quand même mieux de préserver l'alitération (et les initiales D&D) et l'assonance. Car là, je pense qu'il s'agit d'un choix (marketing), et non pas d'une erreur de traduction.
Clairement, "Donjons et Dragons", ça claque mieux que "Geôles et Dragons".

Et puis, on pourrait presque dire qu'aujourd'hui, le sens du mot "donjon", en français, a presque évolué à cause de Donjons et Dragons.
Certes, dans un contexte historique/médiéviste, "donjon" signifie toujours "la tour où habite le seigneur et sa famille".
Mais dans un contexte ludique, plus nécessairement uniquement que dans le cadre de Donjons & Dragons, mais plus largement, également dans les jeux vidéo, les jeux de plateau et les autres jeux de rôle, un "donjon", ça devient, au sens le plus strict, un souterrain à explorer pour des aventuriers, et plus largement, d'un point de vue game design, pratiquement tout cadre d'une aventure d'un jeu de type "dungeon crawl". Un donjon peut être une prison ou un souterrain sous une haute tour, certes, mais ça peut aussi être un temple (abandonné ou habité par une secte maléfique), des catacombes, un quartier général, un camp militaire, la tanière d'un monstre, le repaire d'un groupe de brigands ou de pillards, une nécropole, une ancienne forteresse ensevelie, etc. etc. Même une forêt magique où les clairières et les sentiers ont remplacé les salles et les couloirs, ça peut être un "donjon", finalement.
Mr. Shadow

Doux mon cœur, fermes mes intentions -mantra psi
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RE: Petite histoire de Donjons&Dragons - par Lyzi Shadow - 23/10/2024, 21:35



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