Les Tambours de Shamanka : le roman
#1
Pour les curieux, ceux que ça intéresserait, je vous propose ici les premiers paragraphes des Tambours de Shamanka, en version roman. Ceux qui ont joué l'AVH seront en terrain familier.
Vos avis, remarques et critiques sont toujours les bienvenus.
VS

La lumière, trop vive. Le soleil, brûlant. Le ciel crayeux vibrant dans les brumes de chaleur. Le feu sous la peau, la soif aux lèvres. L'homme fît halte, penché en avant, mains sur les cuisses et bouche ouverte, comme s'il cherchait son souffle dans l'air embrasé. Autour de lui s'étendait un paysage maussade, steppe aride ponctuée ici et là de maigres broussailles, griffée de croûtes de sel. Plus loin, le sol descendait en pente douce, formant une vaste dépression au pied de laquelle se déployait une perspective inattendue : une immense savane, un océan d'herbes hautes prenant la teinte de l'argent sous le soleil ardent, de rares arbres, la tremblante ponctuation d'un mince cours d'eau. Au blanc aride se substituait l'or terne de la brousse, le vert pâle des acacias. Des troupeaux d'herbivores allaient et venaient, placides, au sein de cette immensité. Un sourire se dessina sur les lèvres sèches de l'inconnu qui se redressa, comme galvanisé, assura son ceinturon et son arme, avant de descendre vers les plaines d'une démarche un peu raide.

Desservi par une taille médiocre, il était corpulent mais solidement bâti, les épaules larges, la poitrine bombée, les cuisses pleines. Son teint était inhabituellement clair pour ces régions, sa peau rougie là où elle n'était pas couverte. Son vêtement, une simple tunique serrée à la taille par une large ceinture de cuir ornée de disques d'argent, était sale et déchirée, tâchée de sang séché. On retrouvait ces traces brunes sur le glaive passé à sa hanche dans un fourreau d'argent travaillé et terni. Des sandales de cuir dont les lacets montaient en se croisant jusqu'aux genoux, une besace en peau de chèvre et une gourde passées en bandoulière complétaient sa tenue. Un torque d'airain ceignait son cou épais, un large bracelet d'or gravé de runes pesait à son poignet. Le nouveau venu passa une main large dans ses cheveux blonds en broussaille, presque cendrés par le soleil. Blonds également ses sourcils qui abritaient des yeux gris aux lueurs mouvantes et également sa barbe épaisse qui soulignait sa mâchoire volontaire. Un nez vigoureux et légèrement busqué, aux narines larges, déparait un visage ouvert et franc, aux lèvres minces. L'homme détonnait sur ce ciel presque blanc, il aurait dû se détacher sur fond de chênes centenaires et de halliers, de torrents bruissant à travers les collines sous des cieux vagabonds. Car Ronan, tel était son nom, venait de très loin au nord, d'un pays de montagnes et de forêts, de plaines et vallons où rôdent l'ours, les loups et les cerfs. Mais il était bien là pourtant et la raison de sa présence le brûlait cruellement, comme un fer rouge enfoncé dans son cœur.

Oui, il se rappelait ces jours glorieux où il caracolait fièrement à la tête de sa compagnie de mercenaires, dressé sur ses étriers d'argent, sous sa bannière de soie claquant au vent. Une compagnie réputée, formée à grands frais, dont princes et seigneurs se disputaient les faveurs, lui offrant son poids en or pour qu'il combatte sous leurs couleurs. C'est ce que lui avait proposé le prince Kazim, un seigneur du sud en guerre contre un potentat voisin. Sous la tente de toile rayée, autour des feux de tourbe, il y avait eu des voix chuchotées, de l'or et des promesses échangés. Et Ronan et ses hommes avaient marché aux côtés de Kazim tandis que leurs guerriers chantaient et frappaient leurs boucliers de leurs glaives. Mais Kazim n'était plus qu'un cadavre aux yeux ouverts sous un monceau de chevaux crevés... La Fortune avait détourné son regard, la rivière rouge de sang avait emporté les débris de la brillante compagnie, pantins disloqués aux cuirasses brisées. Poudreux, sanglant, le goût de fiel de la défaite à la bouche, Ronan n'avait dû son salut qu'à la fuite. Talonnant sa monture en une course éperdue, il avait laissé derrière lui le fruit de tant d'années et d'efforts se consumer sur les bûchers funéraires, sous un ciel rouge souillé de fumée. Images confuses et éclatées comme les bris d'un miroir... Il avait galopé à bride abattue pendant des heures jusqu'à en crever son cheval. Il avait alors poursuivi à pied, mû par une volonté farouche. Mais ils le suivaient toujours... Ils étaient là... La nuit, n'osant faire un feu, il voyait les lueurs de leur bivouac, à quelques lieues à peine. Il lui semblait même que le vent nocturne lui apportait par bribes l'écho de leurs voix. Et il savait la raison de cette poursuite acharnée... Alors que la bataille tournait mal, Ronan avait ordonné une charge pour se dégager et un jeune cavalier s'était interposé, lui barrant la route. L'instant suivant, sa tête tranchée roulait sur le sable dans une averse de sang. Tout s'était passé très vite mais le guerrier nordique avait reconnu le jeune frère de Zarallo, le commandant de l'armée adverse. Tout comme il avait reconnu le hurlement de ce dernier, douleur, haine et fureur mêlées tandis qu'il éperonnait sa monture. Nul doute à avoir : c'était Zarallo qui le poursuivait ainsi depuis des jours, le traquant sans relâche au lieu de rentrer célébrer sa victoire à Ezerun aux jardins odorants où les habitant jetaient des roses et de la poudre d'or sous les sabots des vainqueurs, scandant leurs noms. Si Ronan fuyait, il n'avait pas peur pour autant : comme tout aventurier de fortune, il avait appris à faire face aux caprices du destin autant qu'à la haine de nombre d'ennemis. Il ne craignait pas non plus la région mystérieuse vers laquelle il dirigeait maintenant ses pas, Shamanka, le monde des Royaumes Noirs. Il en avait entendu parler par d'audacieux marchands qui avaient tourné leurs caravanes vers le domaines des rois noirs aux corps peints et tatoués, la tête couronnée d'or et de plumes, qui régnaient sur de grands villages fortifiés dans la brousse. Là, ces hommes avaient négocié l'ébène, l'ivoire et le sel, les plumes, l'or et les peaux, le mimosa, l'encens et le santal. Ronan les avait écoutés de longues heures sous les plafonds enfumés des cabarets et des bordels où les rusés négociants venaient dilapider leurs bénéfices. Il avait même appris auprès d'eux les rudiments de l'Ambak, le langage commun utilisé par les peuples de ces contrées.

Car Ronan était plus qu’un simple aventurier et son érudition en aurait surpris plus d'un. Il se souvenait à peine de son pays natal, l'ayant quitté très tôt pour arpenter le monde, poussé par une curiosité insatiable que les siens n'avaient jamais compris. En vérité, ils l'avaient laissé partir sans regrets, peu attachés à ce garçon si différent. Curieux, intelligent, le jeune nordique avait alors découvert que le monde était bien plus grand et complexe que vu depuis les murs de rondins de son village. Il avait traversé d'immenses étendues battues par les vents et les places grouillantes de villes surpeuplées aux tours imposantes, navigué sur des mers lointaines parsemées d'îles sans nom où des peuples disparus avaient dressé des portiques immenses pour honorer des dieux inconnus. Il avait senti la morsure du gel et entendu le vent glacé siffler entre les pins autant qu'il avait foulé le sable fumant des dunes d'où émergeaient les ruines d'antiques cités... Mais il avait aussi hanté les allées de bibliothèques silencieuses, de temples secrets où il avait débattu avec les sages de la vie, de la mort, des dieux et des hommes. Avec le même appétit, il avait fréquenté les bordels, les orgies, les salles de jeu et les cabarets animés. Et toujours cette soif qui le poussait en avant... Voir, savoir, comprendre. Alors, Ronan avait été plus loin encore, il s'était initié à des cultes étranges, des confréries mystérieuses qui prétendaient connaître la Vérité, il avait assisté à de sombres rites et suivi d'étranges enseignements chuchotés dans la nuit... Pour finalement tous les rejeter à la fin.
A trente-sept ans, tel était celui qui s’avançait à travers la plaine. Ses illusions perdues, mais toujours tenu en éveil par cette curiosité insatiable, comme un manque insupportable et délicieux. Il avait gardé de toutes ses aventures et expériences un certain cynisme mais sans méchanceté, promenant souvent un regard détaché, voire amusé, sur sa propre vie.

Tout cela faisait qu'il ne craignait pas les jours à venir, en dépit de cette traque épuisante. Il avait encore de la nourriture dans sa besace et, dans les fertiles plaines de Shamanka, il trouverait de l'eau. Avant de dénicher un village où il pourrait se reposer et réfléchir. Quant à ceux qui le poursuivaient... Un rictus retroussa ses lèvres alors qu'il caressait le pommeau d'or de son glaive à large lame. Même épuisé et seul, il était encore largement capable de se défendre. C'est pourquoi cette nuit-là, il s'autorisa quelques heures d'un sommeil réparateur, ne serait-ce que d'un œil. Demain, il serait dans les plaines. Et demain serait un autre jour.
Anywhere out of the world
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Les Tambours de Shamanka : le roman - par Voyageur Solitaire - 23/06/2024, 17:36



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