[30] Au bord de l'Abime
#1
Voici le trentième opus de la série, 10ème épisode de l'anonyme grand maître kaï aux cent noms. La coupure est nette par rapport au passé car l'héritage littéraire de Joe Dever incombe à désormais un duo composé de son fils, Ben, et d'un Français, Vincent Lazzari, aussi connu comme fondateur de l'association Scriptarium (qui participe activement au renouveau des LDVELH et à l'amélioration des anciens). Il est précisé que le travail repose sur les notes de Joe Dever mais on sent nettement une patte différente.

Tout commence par une chronologie mondiale du Magnamund sur les deux dernières années.  De cette succession de mauvaises nouvelles, il ressort que les forces de Naar le dieu sombre sont omniprésentes, hyper actives et que le monde court à la catastrophe. Les troupes de Loup Solitaire n'ont pourtant jamais été aussi puissantes avec plusieurs grands maîtres dans ses rangs, chacun capable de se battre comme un héros de légende. Mais preuve en est que la situation est critique : deux confrères ont été tués et un troisième, Main d'Acier, fait prisonnier dans le gouffre de Maaken.

Notre mission est de partir le délivrer en solitaire, un challenge qui rappelle bon nombre d'aventures précédentes. J'ai ici particulièrement pensé à l'Heritage de Vashna, le tome 16, à la seule différence qu'on part non pas du Magador mais du Lyris. Autrement, même début un peu urbain, voyage jusqu'au gouffre dans une campagne hostile, infiltration des disciples de Vashna avec possibilité de se faire passer pour l'un d'eux, final dantesque avec passage dans un plan extérieur au Magnamund. Mais l'aventure présente est bien plus riche.

Le tout début est l'occasion de rencontrer et d'échanger avec des personnalités bien connues de Magnamund : Loup Solitaire, Banedon, Rimoah, Gwynian et de nouveaux responsables des alliés du bien. Ces retrouvailles avec des noms familiers seront une constante tout au long de l'aventure, les auteurs profitent de leur très grande connaissance de l'univers LS pour faire ressurgir des tas de créatures rencontrées il y a bien longtemps et mentionner des épisodes lointains. Mais ce n'est pas du fan service, ce florilège est présenté de manière à ce qu'on comprenne que tout ce bestiaire, cette histoire, ces peuples et ces gens célèbres font partie d'un univers vivant, bouillonnant et bien plus vaste que la seule lorgnette des aventures kaï ne le laisserait supposer.
On en apprend ainsi énormément sur l'organisation interne des forces du mal. Enormément... le superlatif n'est pas exagéré. Sections spécialisées drakkarims, visite privée des expériences druidiques cénériennes, hiérarchie des disciples de Vashna, nouvelles armes et technologies des ténèbres, explications sur la magie des nadzirans, révélations sur la façon dont sont générés les monstres et les soldats de Naar...
C'est l'un des grands points forts d'Au bord de l'abîme, mais pas le seul.

Ce qui frappe rapidement, c'est la longueur des paragraphes. La narration est très romanesque, avec des dialogues qui font la part belle aux réactions des personnages, aux descriptions complètes des lieux traversés et des protagonistes rencontrés, voire parfois aux sensations et sentiments du héros. On pourrait craindre en contrepartie à une très forte linéarité de l'histoire, à un aspect ludique galvaudé par rapport à l'histoire. Mais non. On a pas mal de choix à faire et qui ne sont pas artificiels, des renvois qui débouchent sur des voies secondaires, des méthodes alternatives pour s'introduire chez l'adversaire ou dans sa forteresse cachée. Globalement, le récit est linéaire car les passages obligés cruciaux sont nombreux, surtout sur la fin épique qui ressemble à un "couloir". Mais très régulièrement, on a un choix important de proposé qui va induire de nouveaux paragraphes derrière, pour le plaisir des relectures et des autres tentatives.
De plus, il existe beaucoup de paragraphes consacrés à l'utilisation des pouvoirs kaï ou d'objets glanés en chemin. Donc au final, la grossissement des paragraphes aboutit au pavé que l'on tient entre les mains. Mais un pavé riche, un vrai livre-jeu, pas un épisode gonflé uniquement à coup de sections copiées collées et peu ou prou similaires.

L'écriture a donc pris une part importante. Les auteurs prennent le temps de peaufiner les personnages, parfois même de les personnaliser un peu plus que d'habitude (Dame Jhudyth, Gavalandro, Teakkro (mention spéciale à cette nouvelle méchante)...), de poser une atmosphère en fournissant de nombreux détails sur l'environnement. J'ai été particulièrement impressionné par de nombreux passages glauques tels que les expérimentations chirurgicales, les souffrances des âmes damnées et l'utilisation impitoyable des prisonniers humains. On n'est plus du tout dans la littérature jeunesse. Même les illustrations suivent cette tendance, peu édulcorées. Je ne les trouve pas d'un trait sensationnel mais elles sont nombreuses et ce qu'elles représentent colle parfaitement avec le récit.
Si l'on ajoute à ça des possibilités d'interaction inédites avec les forces ennemies telles que cette pause détente avec un officier drakkarim ou le concile des douze chefs de Naar auquel nous assistons avec force détails, c'est une véritable plongée cauchemardesque dans le coeur noir des forces du mal qui nous est proposée. Il en ressort un sentiment de désespoir et d'inéluctabilité devant tant de puissance. Cela m'a fait penser au nazisme à l'apogée de sa puissance. Mais aussi à un désastre écologique volontaire de type fin du monde.
Jamais lire un Loup Solitaire n'a été aussi immersif.

Ce luxe de détails va jusque dans la psychologie du héros. Certes, son faux anonymat le dessert toujours autant. Sa personnalité n'a rien de remarquable non plus : comme son illustre mentor, notre grand maître kaï est chevaleresque, d'une âme pure et d'un dévouement sans faille, ce qui n'aide guère à le rendre attachant. Mais pour la première fois, on entre dans la psyché d'un héros kaï pour y découvrir un peu de ses tourments et de ses faiblesses. La palme revient au passage avec la belle femme du sud promise dans l'épisode 21 au souverain tyrannique de Ghol-Tabras, Oriah. Le paragraphe où elle nous assomme de regrets, de culpabilité, où l'on comprend que nous n'étions pas du tout insensible à son charme et qu'on aurait pu avoir une histoire d'amour si l'on avait passé plus de temps à badiner avec elle, et un peu moins à réviser chaque soir notre mot de pouvoir Gloar! ou à cueillir des simples dans les fourrés, j'ai adoré. Brillant d'innovation.

Quant au scénario, il n'est pas avare de rebondissements et de moments d'anthologie. Juste un passage un peu too much quand on attend dans notre chaudron un geyser qui nous propulse vers le haut et qu'on en saute au bon moment pour gagner un étage. Sinon, tout se tient. Même la surabondance de méchants dantesques se digère sans problème. Et faire équipe à la fin avec Main d'Acier est très badasse quand même. Un duo à faire trembler les pieds du trône de Naar.

Au niveau histoire, ça se lit donc très bien, sans ennui. Par moments, quelques longues phrases descriptives qui manquent un peu de virgules pour espacer et donner de l'air. Mais c'est pour le coup peut-être au niveau de la traduction. C'est d'ailleurs amusant si Vincent a écrit en anglais, pour que ce soit ensuite traduit dans sa langue maternelle.

Le jeu est également réussi et là, ce n'est pas une mince performance.
Le système Loup Solitaire était à la base très bien pensé avec ses disciplines à choisir, son système de combat simple et rapide et sa gestion précise d'objets. Mais le principe de "campagne" au lieu de one-shot, avec l'accumulation de pouvoirs et d'items, devint à la fois la force et la faiblesse de la saga. L'augmentation du nombre de disciplines, l'apparition de l'arc, les nouveaux pouvoirs au fur et à mesure que l'on monte en grade, toutes ces nouvelles possibilités ont boursouflé le système. C'était toujours plus compliqué de réussir à faire intervenir les disciplines avec efficacité et régularité, sans en délaisser certaines, sans en rendre d'autres essentielles. Cela a rapidement rendu insignifiant le choix des armes avec la Science des Armes, rendu la Science Médicale/Guérison indispensable à une époque... Mais surtout, le fossé entre joueurs fidèles ayant réussi toutes les aventures précédentes et les novices devenait toujours plus infranchissable. Difficile dans ces conditions de proposer un jeu équilibré, avec un vrai challenge, ni trop difficile pour les débutants, ni trop facile pour les vétérans.

Dans ce tome 30, ces écueils n'ont pas tous été évités, mais un effort a été fait en ce sens. De nouvelles armes apparaissent et, pour une fois, sont une alternative crédible à notre arme Kaï, grâce à des multiplicateurs de dégâts qui font réfléchir. Les disciplines traditionnellement oubliées dans le 4ème cycle (astrologie, don des bardes, art des simples, intuition...) sont mises en avant. Seule l'exploration semble ici vraiment fadasse mais ça peut se comprendre, on n'évolue pas vraiment en milieu naturel.
Pas mal d'objets du sac à dos à récolter et à utiliser à des moments-clés. Des possibilités de prêter son armement à son allié. Le troc du tout début m'a d'ailleurs fait sourire. Wow, t'as une hache magique? Je te l'échange contre mon épée tueuse d'agarashis! Quoi, tu ne te sers pas du Bâton de Pouvoir? Je te le prends contre une cotte de mailles en kagonite et une sphère de feu de Kalte.
Autre méthode presque en permanence utilisée pour rendre toutes les disciplines plus utiles : des bonus de points lors des nombreux tests à la Table de Hasard. Selon ce que l'on maîtrise, on peut aussi bien passer une épreuve les doigts dans le nez qu'affronter un MAT redoutable.
La gestion des gains ou pertes de Points d'Endurance est aux petits oignons, avec de nombreuses occasions d'en perdre mais aussi d'en regagner. C'est un levier ludique crucial dans le 4ème cycle puisqu'on regagne ceux perdus lors des combats. Il n'est par contre pas bon du tout de commencer une bataille avec un total diminué, sans possibilité de guérison.
Enfin, et je ne me souviens plus quand la série Loup Solitaire présentait cette caractéristique, des PFA mortels sanctionnent parfois nos mauvais choix. C'est une très bonne chose. Enfin un moyen de mettre un peu de pression aux gros bills!

Car il ne faut pas se leurrer, malgré tous ces bon points énumérés, le jeu souffre quand même de déséquilibre. Trop facile si l'on a gardé notre héros vainqueur des épisodes 21 à 29, presque impossible si on commence directement ce tome 30, seulement stressant mais faisable si on en est à quatre ou cinq aventures précédentes gagnées.
C'est inévitable avec l'effet win to win d'une discipline en plus par livre accompli. Face à un danger, une discipline adéquate va réduire les pertes d'Endurance ou éviter un combat. Statistiquement, le débutant va donc devoir se farcir un combat, qui sera plus dangereux pour lui qu'il ne l'aurait été pour le héros chevronné.
A mon sens, une des erreurs de gameplay des cycles 3 et 4 est ce +1 en Habileté et +2 en Endurance pour chaque aventure gagnée. C'est un peu l'équivalent du avec ou sans Glaive de Sommer. Déjà que maîtriser une douzaine de grandes disciplines prémunit de pas mal de dangers, les points en bonus ne sont pas vraiment nécessaires.

En conclusion, j'ai beaucoup, beaucoup aimé ce nouveau Loup Solitaire. Merci aux auteurs d'avoir fait honneur à la légende de Joe Dever. Merci de ressusciter ainsi la saga, avec une efficacité propre à faire pâlir de jalousie les Disciples de Vashna.
J'ai senti à cette lecture de la passion, de l'amour pour le Magnamund et ses héros, bien éloignée des considérations mercantiles qui poussent habituellement le prolongement des longues sagas (on peut parler cinéma si vous voulez).
Vivement le prochain!
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Messages dans ce sujet
[30] Au bord de l'Abime - par Fitz - 13/07/2021, 15:30
RE: [30] Au bord de l'Abime - par Loi-Kymar - 13/07/2021, 23:02



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