Tabous, interdits, gêne et autres...
#6
Je suis assez d'accord avec gynogege : il n'y a pas, sur ce plan, de différence fondamentale entre un roman et une AVH pour moi. Peut-être qu'en tant que lecteur, si je suis vraiment mal à l'aise, je vais à un moment refuser de faire un choix et arrêter la lecture (alors que tourner les pages n'implique pas un tel investissement). Mais il s'agit alors plus d'un degré d'acceptabilité qui, comme cela a été dit, dépend de la sensibilité de chacun.

Qu'est-ce qui nous choque ? Qu'est-on prêt à lire malgré le fait que cela nous choque ?
Voilà deux questions finalement assez différentes. Ce sont évidemment la puissance littéraire de ce qu'on lit, l'intérêt qu'on y trouve par ailleurs, ou - comme le dit Voyageur Solitaire - la cohérence de cet aspect dérangeant avec le reste de l’œuvre qui détermineront notre capacité et notre volonté à lutter contre le malaise, le dégoût ou l'horreur pour continuer.

Je trouve davantage d'exemples dans le cinéma, par exemple chez Gaspard Noé (un spécialiste de la question, si on peut dire !), pour appuyer mon propos :
- Irréversible : l'interminable scène de viol est presque insupportable car il n'y a rien selon moi qui lui donne véritablement sens (d'autant que le film est construit à rebours). Elle EST - au moment où elle se déroule - le film tout entier, et je comprends qu'on puisse haïr Gaspard Noé ou son film (ce qui est d'ailleurs différent) pour cette raison.
- Love : le film étale les scènes de sexe d'une manière que j'ai trouvée souvent pesante, mais qui n'est pas déconnectée de l'histoire (il s'agit bien d'une histoire d'amour avec des personnages totalement paumés). Parfois sublimes, parfois tristes, elles correspondent à la tonalité de la mise en scène, du scénario, à la dérive des êtres qu'elles traduisent.
- Seul contre tous : son seul chef-d’œuvre, selon moi, où le personnage principal se révèle un abominable salaud, avec des scènes qui vont très loin (racisme, inceste, violence gratuite, suicide, etc.) mais qui dépeignent un être à la monstruosité terriblement crédible, miroir d'une société hypocrite ravagée par la bêtise et par la haine, un être révoltant sauvé peut-être à nos yeux par des fulgurances d'humanité.

Bien sûr, Gaspard Noé joue de cette provocation (un bandeau pendant Seul contre tous, l'affiche de Love, etc.) et justement c'est un autre aspect de la question : dans les AVH et les romans, ces scènes apportent-elles quelque chose de plus qu'un simple élément de l'histoire ? Modifient-elles le "genre", la portée de l’œuvre, en quelque sorte ? Je pense que d'un point de vue commercial, c'est évident, mais même sous le prisme artistique, une lecture subversive, transgressive, a toujours une vertu (secouer) et une force particulières.
Lorsque Tholdur écrit Bonnet rouge, il achève son récit de manière très noire, presque inattendue. Je me souviens avoir été assez traumatisé par cette fin particulièrement brutale, mais je l'ai trouvée intéressante, crédible et puissante. L'AVH m'aurait-elle autant marqué sans cela ? Peut-être pas.

Dans Prisme, j'ai moi-même intégré des scènes érotiques (light, je sais bien, mais tout de même peu morales) à la fois par plaisir (des descriptions sensuelles et/ou métaphoriques, voire sentimentales) et parce que cela correspondait à l'idée que je me faisais du personnage de Laurine. J'y ai certainement mis pas mal de mes fantasmes, et je le revendique : je n'écris pas que pour le lecteur, mais bien pour moi, et cela faisait longtemps que je voulais dépeindre ce genre de scène. Il y a une part d'exorcisme là-dedans, j'imagine. Maintenant que c'est fait, je n'éprouve plus le besoin d'en écrire (rien de tel par exemple dans Yin Yang)... jusqu'à ce qu'un nouveau personnage me fasse mentir ^^
Au passage, je voulais au début que Laurine soit encore plus jeune (17 ans) pour accentuer l'idée de son inexpérience devant ses pouvoirs. Mais j'ai renoncé car cela n'apportait rien (sa relation avec Paul perdait en maturité) et posait quand même certains problèmes que je ne pouvais ignorer.

Au-delà des questions classiques de sexe et de violence, je suis surtout fasciné par les sujets qui font consensus contre eux, le "politiquement correct" (même si je n'aime guère cette expression). Surtout si je perçois une part d'hypocrisie dans la manière dont les gens réagissent. Le cannibalisme, justement, c'est intéressant ! Car c'est un malaise viscéral et un tabou... "discutable" (ne serait-ce que parce que les frontières morales se diluent en cas d'impératif de survie, etc. et parce que ce tabou là nous protège de notre "animalité", pas de notre "diablerie", si j'ose dire), mais quand même sacrément choquant.
Je trouve que les problèmes moraux sont encore plus réjouissants. Parfois, j'écris pour m'interroger, pour mieux comprendre, voire mieux cerner ce que je ressens. Alors, rédiger une AVH radicale et dérangeante, cela peut aussi être un moyen d'explorer en soi-même, de la manière la plus libre qui soit, des abîmes avec lesquels nous vivons. Je me demande d'ailleurs si un écrivain peut, en découvrant le texte qu'il a produit, être frappé d'horreur pour lui-même. Et ne pas offrir son texte. S'auto-censurer par auto-répulsion, en quelque sorte !
Hitler a-t-il frémi en donnant naissance à Mein Kampf ? Sans doute pas. Le pire c'est qu'il a dû trouver ensuite bien des lecteurs enthousiastes (surtout une fois sa lecture "encouragée" par les nazis...)

Pour revenir à la spécificité des AVH, l'ancrage traditionnel dans les littératures de l'imaginaire facilite et limite en même temps la portée de toute transgression.
N'oublions pas que l'on tue à tire-larigot dans la plupart des livres-jeux. Et même si l'éthique est souvent sauve (on massacre des monstres, des bandits, etc.), je pense que le monde imaginaire et la parenté avec les contes de fée, etc., facilitent la distanciation morale.
La transposition dans un univers contemporain serait déjà plus problématique. Un livre vraiment transgressif proposerait un personnage banal, crédible et contemporain, pour lui faire vivre une situation intolérable (de notre point de vue) : mais comment faire ? Incarner un pédophile, ou un fils capable de tuer sa mère pour son argent, ou un pervers narcissique manipulant et semant la souffrance autour de lui, voilà qui me semble presque impossible ! Tout simplement déjà parce qu'il n'y aurait pas alors de véritable personnage : un beau personnage doit être contrasté, traversé de failles, pétri de forces et de faiblesses. Il ne peut se résumer d'emblée à l'image d'un monstre absolu. Et l'enjeu ne peut être totalement pessimiste ou nihiliste au départ. Car pour motiver l'implication du joueur, son immersion, un objectif positif, même tacite, s'impose. Une solution serait alors de proposer un prétexte acceptable (gérer une relation compliquée, par exemple) et de le dévoyer peu à peu. Mais je vois mal comment une telle mécanique pourrait fonctionner.
Autant un roman laisse le temps d'installer toutes les nuances, autant une AVH ne peut aisément réaliser ce glissement au mépris du joueur, ni proposer d'entrée de jeu un tel sujet.
Quel défi ce serait ! Le plus difficile étant selon moi de trouver du sens, une motivation personnelle. Pourquoi diable se torturer à écrire, par exemple, une histoire sur un matricide ? Il faudrait un sacré sujet englobant celui-là. Et là, je ne vois pas. Peut-être un tueur, un nihiliste misanthrope emporté dans une spirale infernale, un peu malgré lui. Cela pourrait me plaire : comme une version encore plus sombre de l'excellent Chute Libre de Joel Schumacher ! (le film avec Michaël Douglas)

Bon, après, certaines proposent bien d'office d'incarner un président légèrement mégalomane, alors... ^^ !

(désolé, mon post est parti un peu dans tous les sens)
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RE: Tabous, interdits, gêne et autres... - par MerlinPinPin - 27/07/2021, 03:06



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