La mine perdue de Phandelver
#88
J’arrive à peine à écrire… Le venin de l’araignée continue de me paralyser presque entièrement… C’est la fin.

Je vais essayer de décrire fidèlement les événements qui se sont déroulés ces dernières heures pendant le temps qu’il me reste.

J’ai mis abruptement fin à ma dernière entrée, juste après avoir raconté la bataille, victime d’une certaine lassitude, tant morale que physique. Je n’avais ainsi pas mentionné que Goth avait profité d’une partie de ce repos pour reprendre à son compte les fouilles des gobelours. Chance ? Supériorité de la race humaine sur les peaux-vertes ? Exploitation éhontée d’un long travail préalable qu’il n’y avait plus qu’à terminer ? Toujours est-il que le guerrier sortit de terre le squelette d’un nain portant encore aux mains des gantelets de métal intouchés par le temps. Il les confia à Fargrim, qui les identifia comme des bracelets de « force d’ogre ». Wulfwig les prit. Il avait décidé de ne plus se battre qu’à l’épée à partir de cet instant, et nous fit une déclaration en ce sens. Joignant le geste à la parole, il me fit don de la seule flèche qu’il lui restait. Je la baptisai Dernier Espoir…

Le moment de se remettre en route arriva, et nous décidâmes d’aller voir ce qui se trouvait en haut d’un escalier au nord-ouest de la caverne, sur la rive gauche du cours d’eau. J’avançai, prudemment, Wulf sur mes talons. Nous grimpâmes l’escalier et aperçûmes une faible lueur au loin. J’abaissai le capuchon de ma lanterne pour en réduire la portée. Un deuxième escalier mena à un sol de pierre taillée. Je fis quelques pas jusqu’à une porte fermée, à ma droite.

Au loin, je pouvais voir une salle illuminée d’où provenaient des sons dérangeants et familiers. Les araignées géantes… Derrière la porte, grâce à la lueur orangée vacillante qui s’échappait par le seuil, je devinai la présence d’un âtre. Tous ces indices menaient à la conclusion que nous étions devant le repère de l’Araignée noire…

Je m’éloignai silencieusement et rapportai mon inspection à mes camarades. Puis j’allai examiner l’extrémité nord de la caverne, sans détecter grand-chose d’intéressant : en contrebas, la rivière suivait son cours septentrional en s’engouffrant à travers un passage étroit dans la roche. Toutefois, de l’autre côté de la crevasse, à hauteur de la falaise où nous nous tenions, je distinguai deux corniches, sans parvenir à déterminer si elles communiquaient avec un autre endroit de la mine. Cela valait le coup d’aller vérifier.

Je revins près du groupe. Le gobelours que nous avions capturé avait repris conscience, après que nous l’eûmes solidement attaché avec des cordes collectées sur place (j’en avais d’ailleurs profité pour remplacer la mienne). Il se débattait. Je m’approchai. « Reste calme, ou je te tranche la tête. »

Je commençai l’interrogatoire. Que cherchaient-ils ici ? L’Araignée noire avait eu une vision de quelque chose d’important. Qui était l’Araignée noire ? Un sorcier elfe noir qui les tenait sous son joug grâce à une forme de coercition magique. Il avait le pouvoir de faire apparaître le feu ex nihilo (ça expliquait les marques sur le corps de Thundren). Il commandait aussi à la foudre et au froid, pouvait se rendre invisible et était en possession d’un bâton infligeant des morsures d’araignée.

Nous en savions désormais un peu plus sur notre ennemi. Le gobelours avait négocié sa liberté en échange des informations, aussi, n’ayant plus rien à en tirer, nous l’escortâmes jusqu’à l’entrée de la caverne. Je marchais dans son dos, Arguy pointée entre ses omoplates. Une fois arrivés, je tranchai ses liens. Il détala sans demander son reste.

Nous refîmes le chemin dans le sens inverse, en prenant soin de rester groupés. De retour dans la grotte, nous nous servîmes de l’échelle de corde pour descendre dans la crevasse. Puis, je décidai d’escalader la paroi orientale pour grimper aux deux corniches que j’avais repérées plus tôt, en commençant par la plus au nord. La plateforme où j’atterris n’était pas très large, mais la roche paraissait éboulée à un endroit. Je commençai à enlever quelques pierres pour déblayer un peu. Derrière les gravats, j’entendais l’écho des vagues qui donnait son nom à la caverne, plus fort qu’en n’importe quel autre endroit de la mine jusque là. Étrange.

Je redescendis, fis part de ces informations à mes compagnons, et montai à l’autre corniche. Celle-ci donnait sur un couloir ! J’avançai prudemment… Je réalisai alors que le « couloir » n’était autre que le canal asséché qui traversait la Forge des sorts, car je ne tardai pas à y déboucher. Je compris que la crevasse ne devait pas exister à l’époque où la forge fonctionnait : l’effondrement avait changé le cours de la rivière, ce qui expliquait l’assèchement du canal, qui n’y était plus relié. Je revins dans la grotte avant que le crâne ne me repère, retrouvai mes camarades en bas et leur fit une description de la topographie locale en dessinant le schéma des lieux dans le sol avec ma dague.

D’un commun accord, nous décidâmes de creuser, au sens propre comme au figuré, du côté de la corniche nord afin de voir si nous pouvions ouvrir un passage. Le bruit que j’avais entendu témoignait, en effet, d’un espace derrière les blocs de pierre effondrés. Wulfwig disposait d’une pelle, et qui plus est il était désormais doté d’une force d’ogre !

Après plusieurs minutes d’excavation, nous finîmes par remarquer que, au milieu de la voie que nous dégagions petit à petit, un creux à peu près semi-circulaire et plutôt lisse se dessinait. « Il semblerait que ce soit l’ancien lit du ruisseau », dit Fargrim. Il avait sans aucun doute raison. Finalement, après beaucoup d’efforts, nous dégageâmes un passage. Je m’y faufilai.

C’était étroit, et il nous fallut ramper. Fargrim, lui, était content : ça lui rappelait son enfance, nous disait-il. Goth, en revanche, ronchonnait. Le grand air lui manquait… Je le comprenais : moi aussi, cette caverne commençait à me rendre claustrophobique. Le guerrier se mit à évoquer le ciel avec une certaine nostalgie… Lui et Fargrim commencèrent à parler de nuages et de levers de soleil… C’en devenait presque poétique.

Enfin, nous arrivâmes dans une nouvelle grotte. Nous étions au bord d’une autre falaise, en surplomb d’un lac… ou d’une mer ? En effet, passées deux arches naturelles qui nous dissimulaient l’horizon, l’étendue d’eau s’élargissait…

Le bruit familier était plus fort que jamais. L’eau bouillonnait et semblait chaude. Fargrim émit une hypothèse selon laquelle la caverne abritait un geyser quelque part. Son activité devait créer les vagues que nous entendions et que, désormais, nous pouvions voir de nos propres yeux.

Le groupe longea la falaise, ce qui nous mena à un couloir taillé dans la pierre et orienté vers le sud. Il s’avéra qu’il s’agissait du prolongement du canal : il menait donc, encore une fois, à la forge. Plus à l’est, le chemin de crête se prolongeait. Nous le suivîmes, et arrivâmes quelques instants après devant un escalier montant…

Je gravis prudemment les marches, tendant l’oreille et scrutant mon environnement. J’atteignis une nouvelle salle caverneuse. Une partie des parois étaient naturelles, mais d’autres, côté est de la grotte, étaient droites et encadraient des portes…

Je m’avançai dans ce nouvel endroit. J’aperçus une galerie qui menait à l’ouest. Pris d’une intuition, je la suivis, et ce que je soupçonnais se vérifia : elle aussi retournait dans la salle de la forge. C’était le fameux couloir pour lequel nous avions fait tant de plans, celui qui nous avait fait gaspiller les services de l’idole avant de renoncer à prendre le risque de passer devant le crâne enflammé. Nous étions donc, finalement, parvenu à contourner la forge et son gardien… mais où étions-nous arrivés ?

Mes amis me rejoignirent. Les murs qui n’étaient pas de la main de Dame Nature semblaient former deux bâtiments adjacents. Je m’approchai de la porte qui donnait sur le plus petit. En pierre, avec gonds et poignée en fer. À taille humaine. J’écoutai, n’entendis rien. Wulf, dont l’ouïe était plus fine, en fit autant, pour le même résultat.

Je voulus l’ouvrir précautionneusement, épée en main pour parer à tout danger, mais il se révéla que la porte était coincée, et elle ne bougea pas d’un pouce. J’allai alors vers l’autre bâtiment, doté, lui, d’une double porte faite dans les mêmes matériaux que sa petite sœur. Celle-ci était légèrement entrouverte. Le sol avait l’air travaillé. Il n’y avait pas de lumière, mais celle qui venait de l’extérieur me permettait de voir un bout de table. Je poussai prudemment le battant, lanterne dans une main, épée dans l’autre, et entrai.

C’était un grand atelier, qui avait été gravement endommagé, probablement pendant la bataille séculaire dont nous avions déjà vu maints témoignages. Les tables de travail étaient brûlées, l’enduis avait été consumé par les flammes… Seul élément du mobilier apparemment épargné par les dégâts : un petit braséro posé sur un piédestal sur lequel flottait une lumière verte. Et, derrière cette lumière, la plus étrange créature que j’avais jamais vue.

« Bonjour ! » Sa voix était épaisse, gargouillante. C’était une sorte de tête flottante, verdâtre, qui ne ressemblait à rien de connu. Elle était dotée d’une large mâchoire qui laissait voir des rangées de dents acérées et une langue démesurément grande. Elle possédait un œil au milieu du front, mais le plus extraordinaire était ses quatre yeux supplémentaires logés à l’extrémité de pédoncules qui se dandinaient en regardant de tous les côtés.

« Bonjour », répondis-je, et je me présentai. « À qui ai-je l’honneur ? »

La créature s’en vint voleter près de moi… « Bonjour ! messire, bienvenu. » J’engageai la conversation avec ce singulier être. J’appris qu’il avait été créé par les magiciens du pacte, il y a donc fort longtemps. La fonction du Spectateur — c’était son nom d’espèce — était de garder les armes magiques que contenait l’atelier. Obtenir des réponses claires était rendu ardu par le fait que la créature n’avait aucune conscience du temps qui passait. Pour elle, ses maîtres étaient toujours vivants et allaient bientôt revenir ; suggérer le contraire était absurde.

De fait, le dialogue commençait à tourner en rond, aussi saluai-je le Spectateur et revint vers mes camarades. Pas plus que moi, il n’avait entendu parler d’une telle créature. Elle avait mentionné des armes magiques… Je me rappelai les informations qu’Anarondo, il y a ce qui semblait maintenant être une éternité, avait extraites du journal de l’aventurier nain trouvé parmi les possessions de Glasstaff. Était-ce là qu’étaient entreposées les armes fabuleuses qui y étaient décrites ? Si oui, il nous fallait absolument trouver comment mettre la main dessus…

Mais avant cela, nous voulûmes terminer notre inspection des lieux. Au sud de la grotte, un escalier descendait vers une salle similaire. Nous nous y rendîmes et l’espace d’une seconde, je crus que nous étions revenus à l’air libre, car la voûte était une nuit étoilée… Simple illusion, cependant, il ne s’agissait que de minéraux reflétant nos sources de lumière.

De nombreux squelettes étaient éparpillés un peu partout. Il me semblait que cela faisait longtemps que nous n’en avions pas croisés, et je ne peux pas dire que ça m’avait manqué. Il y avait visiblement eu une bataille ici aussi. Un tiers ou un bon quart du lieu était occupé par un nouveau bâtiment doté d’une double porte similaire au précédent. Je fis le tour du propriétaire avant d’y revenir. Au sud, une galerie menait à la grotte aux champignons…

Wulfwig et moi écoutâmes à la porte. Aucun bruit. Je voulus l’ouvrir, mais elle offrit une résistance involontaire, cas ses gonds avaient partiellement fondu. Les combats avaient certainement inclus la magie. Il était probable que le mages du pacte avait rencontré leur destin ici, et lutté de toutes leurs forces pour y échapper. Joignant nos efforts, nous poussâmes de toutes nos forces. La porte de pierre se plaignit en émettant de sinistres grincements mais finit par céder devant notre obstination. J’entrai alors prudemment, toujours avec ma lanterne et mon épée en main.

Il y avait de la poussière partout. De la cendre, aussi, et des murs noircis qui témoignait d’une explosion. Le mobilier était calciné. Une porte indiquait la présence d’une pièce au sud, et contre un des murs, un coffre était visible.

J’approchai du coffre tandis que Wulfwig allait inspecter la porte. Nous n’avions pas fait trois pas qu’une créature vaporeuse sortit du sol ! Je reculai aussitôt vers l’entrée. Je ne me souviens plus des premiers mots de l’apparition, mais ils formaient très clairement une menace, en sus d’une présentation puisque nous apprîmes son nom : Mormesk.

« Nous ne sommes pas des pillards ! » mentis-je, et nous sortâmes.

Wulfwig avait reconnu la créature, et une fois dehors, il nous expliqua que c’était un spectre, ou une « âme en peine ». Un être immatériel mais pouvant néanmoins être partiellement touché par des armes ordinaires. Les armes magiques ou en argent, elles, leur faisaient des dégâts normaux. Ils absorbaient la lumière — bien que rétifs à celle du soleil —, et la vie.

Pour la deuxième fois, je me demandais comment l’archer en connaissait autant sur les créatures les plus étranges de l’outre-monde. Il nous avoua alors qu’il tenait ce savoir de contes qu’il avait lus un nombre incalculable de fois dans sa jeunesse, contes qui étaient issus d’un recueil qui faisait partie des seules possessions de ses parents. Le pouvoir des histoires a quelque chose de fascinant.

Nous avions donc face à nous deux partenaires particulièrement particuliers, et chacun possédait quelque chose qui nous intéressait. La question était : comment les manipuler ?

Je revins dans l’atelier, où je retrouvai le Spectateur faisant des ronds dans l’air comme un poisson rouge dans son bocal. « Oui ? » fit-il.

« Puis-je entrer ?
— Je vous en prie, messire ! »

Je lui demandai alors s’il connaissait Mormesk. Il me répondit qu’il s’agissait d’un magicien du pacte, et d’un mage brillant.

« Merci, ce sera tout ; bonne journée ! »

Nous retournâmes voir ledit Mormesk. Je fus accueilli par un « Que voulez-vous ? » des moins chaleureux. Je ne me démontai pas, et parlai de l’atelier, de son gardien et du trésor dont il avait la charge. Il se trouva que les objets magiques intéressaient également mon interlocuteur. Nous fîmes alors un marché : l’élimination du Spectateur contre tout l’or que contenait le coffre du spectre…

Je lui demandais si le Spectateur possédait des points faibles, mais même cette information, il chercha à la négocier. Pas très logique de se mettre ainsi lui-même des bâtons dans les roues, mais bon. Je proposai en échange un parchemin de réanimation — j’ai honte, mais je ne me souviens plus comment il est parvenu en ma possession ; mon cerveau a probablement été victime de lésions irréversibles. Qu’importe… Ça ne l’intéressa pas.

De toute façon, il n’était pas question d’affronter l’un ou l’autre mais uniquement de les tromper. Nous retournâmes auprès du Spectateur, et cette fois ce fut Goth qui engagea la conversation. La créature fut ravie de nous présenter les outils et les armes qui s’offraient à nos yeux. L’une était une masse nommée Lightbringer. Un peu plus loin, une armure baptisée Dragonguard, forgée pour protéger contre le souffle des dragons, attendait que son acheteur, un certain Tergon de Neverwinter, viennent la récupérer. Elle pouvait attendre longtemps… (Il me semble que le journal du nain que j’ai mentionné plus haut mentionnaient précisément ces deux objets.)

Il était toujours aussi compliqué de discuter avec quelqu’un pour qui le temps s’était arrêté il y a cinq siècles. Quand nous l’interrogeâmes à propos de la flamme verte, il nous répondit qu’il s’agissait de la Forge des sorts. Nous renonçâmes à l’interroger plus en avant, et j’allai examiner plutôt examiner une porte dans le mur nord. Elle était coincée. Je tentai de l’ouvrir, mais c’est elle qui m’ouvrit. Tandis que je bandais ma main à la va-vite en rouspétant, Wulfwig s’approcha et l’enfonça du premier coup. Frimeur.

Il n’y avait rien dans la pièce, toutefois : tout avait été calciné. Une seconde porte donnait sur l’extérieur, c’était celle que nous avions tenté d’ouvrir un peu plus tôt sans succès.

Je revins dans la pièce. J’envisageai de voler une arme afin de la montrer au spectre pour lui faire croire que nous avions accompli sa mission. Un plan dangereux mais l’heure était à prendre des risques. Faisant mine de m’intéresser aux chefs-d’œuvre nés du savoir-faire du pacte de Phandelver, je passai l’air de rien devant un établi et escamotai discrètement dans ma manche une dague qui trainait dessus… Malgré ses cinq yeux, le Spectateur ne vit rien. Nous prîmes de nouveau congé.

Heureux de mon coup, je sortis la dague pour l’examiner. Magnifiquement bien faite. Je testai son tranchant contre la pierre. Efficace.

Nous retournâmes du côté de l’âme en peine. Je pénétrai dans sa demeure tandis que mes camarades restaient à l’extérieur.

« Vous êtes de retour…
— Oui, et nous avons accompli la mission que vous nous aviez confiée !
— Vous avez une preuve ? »

Je brandis la dague en affichant mon plus beau sourire. Mon bluff passa ! La tromperie fit son effet, et, alors, des squelettes se relevèrent autour de mes camarades restés dehors. Mon cœur manqua un battement, mais ils n’attaquèrent pas, heureusement…

Je reportai mon attention sur le spectre. Il me dit de prendre toutes les gemmes et les pièces, mais de ne pas toucher à la pipe sous peine de mort… J’ouvris le coffre. Je fourrai autant d’argent et de pierres précieuses que je pouvais dans mes poches et tout en m’affairant, je subtilisai discrètement une jolie pipe qui se trouvait au milieu du trésor…

Je sortis de la pièce plus riche que je ne l’avais jamais été. Cette perspective me mis du baume au cœur, et c’est avec un enthousiasme revenu que je demandais à mes amis : « Où sont passés les squelettes qui étaient là ?… »

Je suggérai qu’on parte au plus vite. Nous remontâmes l’escalier et retournèrent devant la porte de l’atelier. Elle était entrouverte, et laissait voir le carnage qui se déroulait à l’intérieur… Le Spectateur était en train de massacrer les zombies relevés par le mage à coups de dents et de rayons magiques qui jaillissaient de ses yeux. Ne pas le combattre avait décidément été une sage décision…

Je rentrai. « Bien le bonjour ! Oh, mais il y a eu du grabuge, ici !
— Pas du tout, tout est très calme !
— Euh… et ces squelettes ? » Il cligna des yeux comme s’il ne comprenait pas la question.

Je sortis la pipe de ma poche et la lui montrai. « C’est un très joli objet. Ça ressemble à une pipe. » Il n’y eut rien de plus à en tirer. Je ressortis et examinai moi-même la pipe.

« Est-ce que l’un de vous a du tabac ?
— Est-ce que c’est vraiment le moment ?
— Oui ! »

Personne n’en avait. Je suis sûr que la pipe était magique et soignait les maux. Tous le monde connaît les propriétés curatives du tabac !

Nous retournâmes à l’intérieur. J’eus envie de la jeter dans le feu pour essayer de comprendre les effets de ces mystérieuses flammes vertes. Wulfwig était d’accord avec mon idée. Je sortis la pipe, contemplait les environ 150 chèvres que je m’apprêtais à sacrifier et, écrasant une larme, la jetai dans la braséro.

Elle devint aussitôt incandescente… mais ne fut pas détruite ! Avisant une paire de tenailles, je m’en saisis et récupéra précautionneusement l’objet. Il redevint froid aussitôt…

Pris d’une inspiration, je sortis Argument Ultime, la plongeai à son tour dans les flammes, et attendis. Au bout d’une dizaine de minutes, je retirai la lame. Là encore, elle redevint froide immédiatement. Rien ne semblait avoir changé… Je la remis au fourreau, dépité.

Goth suggéra alors de détruire la pipe à l’aide d’un marteau et d’une enclume. Si le spectre y tenait tant, c’était peut-être parce que son sort y été lié. Dès lors, peut-être que la fracasser provoquerait le bannissement de son (ancien) propriétaire. Allez savoir… La théorie valait le coup d’être soumise à la pratique, aussi je confiai l’objet au guerrier tandis que Fargrim lui prêtait son marteau. Goth posa la pipe sur une enclume et leva haut l’arme au-dessus de sa tête… Le Spectateur, lui, nous regardait sans que je puisse déterminer si ses nombreux yeux exprimaient de la curiosité ou de l’indifférence. La marteau s’abattit violemment, et, sous le choc, la pipe vola dans les airs avant de retomber sur le sol… intacte !

Était-elle aussi résistante de base, ou était-ce dû à son passage dans les flammes ? Quoi qu’il en soit, je la récupérai, et pour répondre à cette question, Goth alla ramasser une pointe de flèche parmi les débris qui parsemaient le sol au dehors, la fit passer dans le braséro puis retapa un grand coup dessus. Elle ne se brisa pas.

Je sortis alors Arguy du fourreau et l’examinai plus attentivement. Maintenant que j’y faisais attention, son tranchant était plus effilé… Elle paraissait aussi plus légère… Le feu vert avait donc la faculté d’enchanter les armes ! Les paroles du Spectateur prenaient tout à coup un autre sens. Immédiatement après cette découverte, chacun passa tout ce que son équipement comportait de martial dans les flammes. Je fis de même avec mes quatre flèches, et, à la réflexion, même avec mon arc. Je n’étais pas sûr que ça serve à quelque chose mais ça ne mangeait pas de pain.

Nous nous retrouvâmes dehors. Nous avions gagné un petit bonus, mais dans l’optique du combat à venir contre l’Araignée noire, mettre la main sur les armes de l’atelier restait primordial. Il me vint à l’esprit l’idée de me déguiser pour tromper le Spectateur. Je pourrais par exemple me faire passer pour ce Tergon qu’il avait mentionné… Ma taille posait problème, mais en montant sur les épaules de Fargrim, après tout… Le nain ne rejeta pas intégralement l’idée, mais suggéra plutôt de prétendre que j’étais un associé de ce Tergon.

C’était décidé ! Ça me rappellerait mes nombreuses années de théâtre, car j’avais été comédien.

Si, si, j’ai été comédien. J’ai même joué dans des tas de rôle : conducteur d’attelage, jardinier, comptable, collecteur d’impôts, cuisinier, mineur, historien, mathématicien, éleveur de vaches, danseur, conservateur de musée, architecte, ébéniste…

La difficulté était d’improviser un déguisement avec les moyens, limités, du bord. Je récupérai sur les dépouilles morceaux de tissu et bouts d’armure pour m’en faire un patchwork suffisamment crédible. Un peu de terre et de suie firent l’affaire pour le maquillage. Je mouillai mes cheveux pour les plaquer et changer ma coiffure… Il me fallut une bonne heure avant d’arriver à un résultat qui me satisfasse. Les autres en profitèrent pour se reposer.

Enfin prêt à jouer l’un des rôles les plus importants de ma vie, je me dirigeai vers la scène… Avant, toutefois, Fargrim lança sur moi un sort d’assistance pour… Ben, m’assister. J’ouvris grand le rideau (enfin, la porte), et pénétrai dans l’atelier tel un conquérant.

« Je viens de la part de mon maître, messire Tergon, pour prendre sa commande ! »

Malheureusement, j’étais un peu rouillé. Quelque chose dans le timbre de ma voix manquait d’assurance. Le fameux trac avant d’entrer en scène, peut-être… Quelques secondes passèrent pendant lesquelles je guettai plus anxieux que jamais la réaction de mon unique… spectateur. Allait-il me reconnaître ?

Je crus entendre le chant des trompettes célestes lorsqu’il me répondit : « Bien sûr ! Elle est ici », en se dirigeant vers le plastron. Je m’en emparai et, euphorique, tourna les talons pour sortir, lorsque…

 « Attendez ! »

Je me raidis.

« Vous avez oublié le casque… »

Mes poumons produisirent un tel soupir de soulagement qu’il aurait probablement pu gonfler les voiles d’un navire depuis Neverwinter jusqu’à Waterdeep.

« Vous transmettrez mes hommages à votre maître !
— Je n’y manquerai pas !… » Je toussai. « Sur sa tombe… »

Je revins au dehors avec mon trophée. Nous jubilions. Toutefois, ce n’était qu’une partie du trésor. La masse, en particulier, nous faisait terriblement envie. Fargrim, inspiré par ma performance, proposa alors de se faire passer pour un des prêtres qui l’avaient commandée. Je lui dis que j’allais le déguiser à son tour pour tromper le gardien, mais l’idée que je touche à sa barbe l’embarrassait beaucoup… Toutefois, devant l’exceptionnalité de la situation, il accepta. « Nous sommes cousins, maintenant ! » déclara-t-il. Les nains ont de curieuses coutumes familiales.

Je commençai donc à grimer Fargrim. À fargrimer, en somme. La tâche s’annonçait exceptionnellement ardue, le manque de ressources à disposition étant un désavantage. Je m’appliquai avec méticulosité à le rhabiller intégralement, je fis des tresses dans sa barbe auxquelles j’adjoignis quelques unes des gemmes que j’avais dérobées au spectre, je dessinai de faux tatouages sur son visage… De nouveau, il me fallut environ une heure pour arriver au résultat… Et quel résultat ! J’avais mis tant de cœur à l’ouvrage, malgré les contraintes, que la métamorphose était simplement parfaite ! Je n’aurais pas pu mieux réussir. L’illusion était si convaincante, si magnifique, que j’en aurais pleuré de joie.

Pendant que je réalisai ce chef-d’œuvre, Wulfwig examinait la cuirasse et le casque. Je soupçonnais que ses pensées étaient tournées vers le dragon dont le druide Reidoth nous avais parlé, à Thundertree… Goth, lui, admirait la dague que j’avais subtilisée plus tôt.

C’était au tour du prêtre d’éblouir le public. Confiant à bloc dans son costume sur mesure, il s’adressa au Spectateur avec une assurance exceptionnellement naturelle, et n’eut aucun mal à se faire remettre Lightbringer. Sa performance, je dois le dire, était éblouissante. Juste avant de partir, inspiré, Fargrim lança : « Je vous libère de vos obligations ! »

« Ah ! très bien », répondit le Spectateur avant de… disparaître !

C’était tout simplement incroyable. L’une des plus belles performances que j’avais jamais vue.

Comme toute menace avait maintenant disparu dans l’atelier, j’y retournai et le fouillai de fond en comble pour voir si nous n’avions pas laissé passer quelque chose… mais non, tout ce qui était intéressant, nous l’avions déjà obtenu. Wulfwig, comme je le pressentais, garda la cuirasse. Fargrim, lui, récupéra la masse. Il devrait la rebaptiser Molière, il l’a bien mérité.

Il était grand temps, désormais, de retourner du côté du temple pour l’ultime confrontation…


Nous avons emprunté dans le sens opposé le même long détour pour revenir près du temple. Le moral était remonté. La découverte des trésors de la forge nous avait rendu confiance. Nous étions prêts à vaincre l’Araignée noire.

Le groupe s’est positionné en retrait, devant la porte de la pièce où les deux gobelours que nous avions fait prisonniers croupissaient. Je me suis occupé de faire l’appât. Arrivé devant la porte du temple, celle où j’avais vu pour la première fois l’une des araignées géantes, je l’ai frappée d’un hargneux coup de tatane, avant de reculer le plus vite possible. L’araignée est sortie…

J’ai tiré. Ma flèche a transpercé de justesse la carapace chitineuse… Bénie soit la flamme verte. J’ai tourné les talons et couru pour rejoindre mes camarades.

L’araignée m’a suivi, tombant dans notre embuscade. Aussitôt que j’ai vu sa tête, une deuxième flèche a volé dans sa direction… mais je n’ai touché que de la pierre.

Goth avait donné deux de ses javelines à Wulfwig. L’archer, prouvant qu’il était aussi bon au lancer du javelot qu’au tir à l’arc, a transpercé à son tour l’araignée, faisant jaillir un flot poisseux. Il n’a malheureusement pu éviter la toile lancée en réaction, et s’est retrouvé englué dedans. Je me suis rué pour la déchirer avec ma nouvelle dague. J’étais encore fébrile car j’ai manqué de la faire tomber en la tirant de ma ceinture, mais j’ai réussi à la rattraper in extremis. Je suis parvenu à le libérer, et il en a profité pour lancer une nouvelle javeline. Le projectile a percé l’un des yeux abjects de la bête. Elle s’est aussitôt effondrée. Première victoire !

Tandis que l’archer récupérait ses armes, je suis retourné à la porte du temple. J’avais l’intention de refaire le même coup. Le mariage de l’euphorie et de la fatigue donnant rarement pour fruits une lucidité fulgurante, j’avais été beaucoup trop optimiste, cependant… À peine avais-je tapé dans la porte qu’elle s’était ouverte à la volée ! Une autre de ces grosses abominations arachnéennes m’attendait derrière.

J’ai eu le temps de lancer un « Euh… Amis ? » avant qu’elle ne se précipite sur moi pour me mordre. Je suis tombé. J’étais empoisonné. Un voile noir familier s’est mis à recouvrir mes yeux…

Il m’a semblé voir de nouveau la Faucheuse s’approcher de moi, un sourire sadique et dépourvu de lèvres sur son visage blafard. Je ne sais pas à combien de temps dans le monde de la matière correspondait ces quelques secondes éthérées, mais, puisant au fond de ma rage mes dernières ressources d’énergie, j’ai asséné le plus violent des coups de poing à la silhouette encapuchonnée. Elle a poussé un cri, et son image a explosé en milliers de fragments. « Repasse un autre jour, fâcheuse ! » pensais-je en mon for intérieur.

J’avais ouvert les yeux. J’étais toujours sur le seuil du temple. Mes compagnons s’étaient rués à l’attaque en me voyant tomber. J’étais paralysé. Je sentais le poison pétrifier mes membres.

J’espère que vous me pardonnerez, estimé lecteur, de ne pouvoir vous dépeindre comme vous l’auriez mérité cette ultime bataille. Hélas ! dans ma situation, je ne pouvais rien faire de plus que le mort, et, comme vous, je ne voyais rien du combat, ou presque. J’ai ainsi aperçu Fargrim lancer une bénédiction sur lui-même, Goth et Wulfwig avant d’aller au-devant d’une des araignées géantes. J’ai ensuite vu le guerrier courir vers moi et me soulever pour me mettre à l’abri…

Des sons, plus ou moins proches, me parvenaient. Fracas furieux des armes. Chuintements hideux des araignées. Cris de rage et de douleur. Une porte qui s’ouvrait violemment. Des mots prononcés dans une langue inconnue. Le bruit caractéristique de sortilèges offensifs. Des jurons, et des cris d’agonie.

Combien de temps cela a-t-il duré ? Le silence est retombé. J’ai entendu des pas. Une ombre a recouvert mon visage, et une forme s’est dressée à côté de moi.

C’était Fargrim.


Le prêtre s’est accroupi, a étendu ses mains au-dessus de mon corps et commencé à chanter une prière de guérison. Je sentais dans sa voix qu’il avait dû prendre quelques coups dans la bataille, car il a bégayé plus d’une fois, mais le sort a tout de même fait effet un minimum. Je restais sérieusement amoché, mais je me sentais mieux. J’étais toujours paralysé, en revanche. C’est à peine si j’arrivais à remuer mes doigts…

J’ai bougé les yeux, pointant du regard mon sac. J’ai répété plusieurs fois le même mouvement oculaire, et Fargrim a compris ma requête. Il m’a adossé du mieux qu’il le pouvait à un mur, a sorti de ma besace mon journal, mon encrier et ma plume, et placé cette dernière entre les mains.

Cela fait bientôt une heure que j’écris, heureusement, l’effet du venin s’est désormais presque complètement dissipé. J’ai le poignet perclus de crampes.

J’ai dit que c’était la fin. Je n’ai pas dit que c’était une mauvaise fin !
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