Magica Tenebræ : de la magie, des ténèbres
#39
Journal de J. Gyoshev

Je prépare le rituel. Il est temps.

J’ai longuement réfléchi. Être un adepte de la magie interdite incite plutôt à faire profil bas, ces dernières semaines. Pour une raison que j’ignore, les chasseurs de mages sont sur les dents.

Mais c’est justement pour cela que le jour me paraît venu de remplir ma part du contrat. Je compte me servir de la dangerosité de l’entreprise comme d’un argument pour inciter le démon à se montrer généreux.

Quand bien même il a respecté ses engagements, invoquer Vassago me répugne au plus haut point.

Ce ne sont pas tant les composants du rituel qui m’inquiètent : le linceul sacré peut tenir au moins un an, et pour le sang de nouveau-né, j’ai enfin découvert le moyen de conserver toute sa fluidité.

Mais qui aime se retrouver face à son créancier ? Plus vite j’en aurai fini, mieux cela vaudra. S’il est satisfait et qu’il tient sa promesse, je serai enfin en mesure de revendiquer la place de Premier Volkhave impérial.


Le démon a juré. Il est temps de prendre la route.

J’hésite à tenter de récupérer le Dyavol dans la combe du Chaos. Si cet artéfact s’y trouve vraiment, sa nature impie me serait d’un grand secours pour me protéger de la magie divine de Vanidja Stonéva, la prêtresse d’Okhrid. Mais il s’agit d’un des endroits les plus dangereux de la région. Peut-être qu’un détour par la capitale pour demander conseil à ma sœur, Alyona, serait plus judicieux. L’air frais m’aidera à me décider…


J’ai finalement opté pour l’artéfact. Après tout, il n’est pas dit que le territoire dans lequel je vais m’aventurer soit moins dangereux pour un mage renégat que la capitale impériale…

J’ai toutefois dû quitter la route principale… Une cavalière s’est en effet lancée à ma poursuite peu de temps après mon départ d’Urgut. Le vieux Iosif m’avait cependant prévenu qu’une chasseuse de mages répondant au nom d’Olga Beg était présente dans le village, et j’ai réussi à me cacher avant qu’elle ne me rattrape.

Le détour m’a beaucoup retardé, et je dois passer la nuit à la lisière du bois. Mais au moins, je n’ai pas revu la chasseuse. Demain, j’explore la combe du Chaos pour trouver l’ancien temple. En toute logique, les sentiers principaux doivent encore conduire à ses ruines. Le troisième chapitre du Spicilège apocryphe certifie que le Dyavol y est conservé à l’abri des inquisiteurs d’Okhrid. Si la chance est avec moi, il doit toujours s’y trouver. Même si ces vieux écrits n’étaient qu’à moitié véridiques, la puissance d’un tel talisman viendrait à bout des pouvoirs de la prêtresse.


La combe du Chaos s’est révélée digne de sa réputation.

La nature y reprend progressivement ses droits. Bientôt, peut-être, il ne restera plus rien du chemin que j’ai suivi pour atteindre le temple au fond de la vallée.

Je doute, en revanche, que la faune devienne moins redoutable avec le temps… Sans ma maîtrise du Mutacorpus, qui sait si je n’aurais pas fini dans l’estomac de cette étrange créature ? Son aspect végétal m’a fait me demander l’espace d’une demi-seconde si je n’avais pas devant moi une sorte d’hybride des deux règnes, mais je suis très vite revenu à des considérations pragmatiques.

Surprenamment, mon sort de paralysie l’a fait éclater comme un fruit trop mûr ! J’aurais été curieux de mieux comprendre son métabolisme, en d’autres circonstances, mais j’avais d’autres priorités en tête.

Le temple trônait au milieu d’un lac, en apparence inaccessible pour qui ne maîtrise pas les arcanes supérieurs, mais une providentielle créature — un « Fongonien » nommé Gâllu — m’a indiqué le moyen de passer, en faisant apparaître un chemin de nénuphars. La diplomatie solutionne bien des problèmes.

J’ai pu trouver une entrée au temple… protégée par un puissant sortilège. Par chance, l’énigme était facile à résoudre.

Une très mauvaise surprise m’attendait dans les ruines de l’ancien temple : le réceptacle qui avait contenu le Dyavol était vide ! Son « gardien » est bien vite apparu, et une conversation avec lui m’a appris que l’artéfact avait bel et bien été dérobé. La description du voleur ne laissait guère de doutes : Tanermazev, le vieux nécromancien.

J’ai hésité un long moment à me diriger vers le village de Sherobod, non loin duquel je sais qu’il réside.

Mais, juste avant de franchir la porte du temple, je suis tombé sur un curieux message, visiblement destiné à l’un de ses acolytes. Y était mentionnés les hommes-oiseaux des Collines hurlantes et leur attrait pour les objets de pouvoir. Le mot avait beau ne pas m’être adressé, j’ai eu l’étrange sentiment que le destin me proposait de prendre un nouveau chemin… Quoi qu’il en soit, l’idée d’un détour me trotte dans la tête depuis. Aussi ai-je décidé de me diriger vers Qamashi.

J’ai mis un peu plus de temps que prévu à atteindre la ville, car un spectacle de désolation m’attendait sur la route : une diligence renversée et un chapelet de cadavres…

L’une des passagères, qui respirait encore mais vivait vraisemblablement ses derniers instants, m’a confirmé ce que je soupçonnais : le carnage était l’œuvre des Maraudeurs, les barbares de l’Est.

La malheureuse avait visiblement subi les pires sévices de la part de ces brutes. Je lui ai promis de la venger juste avant qu’elle ne rende son dernier souffle. Je n’avais bien sûr aucunement l’intention de tenir ma parole, mais c’est le genre de chose que j’aimerais entendre si je venais à mourir dans ces circonstances.

J’ai tout de même suivi la piste des barbares. Les fables que racontent à leurs propos les grands-mères pour inciter leurs petits-enfants à rester sages ont tendance à accentuer la terreur qu’ils inspirent en faisant d’eux, selon les versions, des démons ou des êtres apparentés aux démons… Or parmi ces rombières aux cheveux blancs se cachent d’authentiques sorcières, et ces vieux contes recèlent souvent leur part de vérité, voire de vécu… Plus d’un évoquent le héros récompensé de son courage ou de son astuce par l’obtention d’objets magiques dérobés aux Maraudeurs. Je n’ai rien d’un héros, mais j’ai un faible pour les objets magiques.

J’ai vite perdu leur trace, toutefois, mais la traque n’a pas été infructueuse. Aux abords du marais où j’ai renoncé à la poursuite, j’ai découvert des restes humains, et si j’ignorais qui avait bien pu venir mourir à cet endroit, je lui ai su gré de ne pas avoir emporté avec lui dans l’outre-monde la jonquille de fer qui reposait à côté du squelette. On dit qu’elles ont une grande influence sur les plantes. Peut-être que cela me sera utile.

J’avais pris suffisamment de retard comme cela, aussi ai-je repris mon chemin après être retourné près de la diligence, non sans avoir jeté un œil à l’intérieur, au cas où. Rien d’intéressant ne s’y trouvait, toutefois. Aucune autre péripétie n’est venue perturber le reste du trajet, et une fois arrivé en ville, ma première préoccupation a été de trouver l’auberge dans laquelle je fais relâche en ce moment.

Qamashi n’est pas seulement sur la route la plus directe pour le temple. On y trouve la fontaine de Quartz. Je n’ai jamais tenté l’expérience, mais les sorciers qui y boivent sont censés recouvrer leur flux magique, comme après une semaine de méditation. Pour terrasser la grande prêtresse, une telle vigueur psychique serait bienvenue. Mais mieux vaut faire vite et ne pas m’éterniser dans cette ville. Qamashi n’est pas Bekabad au niveau de l’ordre, les détrousseurs y pullulent. Ce serait dommage de me faire trancher la gorge dans une ruelle alors que je peux atteindre mon objectif dès demain.


J’ai trouvé la fontaine de Quartz. Le lieu était désert, mais j’en ai compris la raison quand une bande de Léchis m’ont intercepté pendant que je montais les marches du long escalier qui mène à la colline. Une pluie de pierres issue de la destruction de l’une des statues qui bordent le chemin les a toutefois vite fait déguerpir.

Mon reflet dans le miroir à moitié dissimulé derrière la fontaine ne montrait pas vraiment ma mine des meilleurs jours… Par bonheur, sa réputation n’était pas usurpée, et boire dans la coupe en argent qui m’attendait à côté m’a fait un bien fou. Je me sentais empli d’autant d’énergie qu’au moment où j’ai quitté Urgut.

Je ne m’attendais pas à ce que Qamashi soit à ce point « sous contrôle ». Quelque chose doit vraiment se préparer pour que j’y croise un inquisiteur d’Okhrid entouré de ses chiens de garde. Le genre de scène courante à Bekabad, mais qu’on ne s’attend pas vraiment à vivre dans un tel coupe-gorge.

Fort heureusement, il ne m’est rien arrivé de fâcheux, mais mes nerfs ont été suffisamment éprouvés par cet événement pour que je décide de quitter la ville au cœur de la nuit, dans le but d’éviter davantage de mauvaises rencontres.

Je ne pouvais davantage me fourvoyer.

Alors que je me dirigeais vers les portes de la cité, je me suis retrouvé nez à nez avec la chasseuse de mages que j’avais réussi à esquiver avant-hier. Elle était cette fois accompagnée d’un spadassin, et la partie s’annonçait tendue.

Je pense que j’aurais réussi à les fuir tous les deux si je l’avais voulu, mais la ténacité de la chasseuse m’incitait à en finir une fois pour toutes… Un simple sortilège de désossement a suffi à venir à bout de l’acolyte, qui s’est évanoui sitôt que son bras s’est détaché de son corps. J’ai eu la prénommée Olga avec la même magie : son heaume intégral en faisait la candidate parfaite pour une enflure jugulaire. Je l’ai laissée agoniser pendant que je quittais cette maudite ville, et me voici enfin au-dehors. Je peste d’avoir dû employer contre cette satanée chasseuse de mages une bonne partie de mes réserves de mana alors même que je venais de les recharger.

Je fais finalement le détour par les Collines hurlantes. Le temple d’Okhrid et sa responsable pourront bien attendre un jour de plus. Ne pas avoir trouvé le Dyavol est une véritable déception ; j’ai déjà beaucoup perdu de mon flux magique avant même ma confrontation avec Vanidja Stonéva, et je risque d’échouer sans l’aide d’un artéfact de pouvoir. L’idée d’en récupérer un chez les hommes-oiseaux n’est vraiment pas mauvaise. Leur réputation de voleurs va dans le sens de ce qu’a écrit cet ancien prêtre, et ces primitifs ne devraient pas m’opposer beaucoup de résistance.


Je sais désormais pourquoi l’endroit se nomme les Collines hurlantes. Alors que je suivais un col et passais devant l’entrée d’une grotte, un vent violent en a jailli, et m’aurait précipité dans l’abîme sans la présence providentielle d’un petit arbuste, qu’un sort de croissance végétale a bien vite amené à des proportions capables de couper le souffle à la montagne.

J’aurais peut-être évité ce danger si je m’étais aventuré plus avant dans ce tunnel que j’ai découvert derrière une cascade, mais les moisissures rouges qui y pullulaient m’ont fait rebrousser chemin. Mon flux magique est trop précieux pour nourrir ces parasites.

Pour compléter le tableau d’une nature franchement hostile, une avalanche m’a surpris pendant mon ascension vers le col, et si mon œil n’avait pas repéré un abri providentiel juste à ce moment, je serais probablement enseveli sous un épais linceul de neige à l’heure qu’il est.

Et je n’étais pas au bout de mes frayeurs. À l’approche des cîmes, un homme-oiseau, sans que je le voie, m’a capturé entre ses serres, m’offrant une fin de trajet jusqu’au sommet certes beaucoup plus rapide mais aussi nettement plus angoissante…

C’est ainsi que je me suis retrouvé devant le roi des hommes-oiseaux. Sur son trône, couronne sur la tête, le primitif avait des airs de monarque de carnaval… Mais ce ne furent pas ses pseudoattributs royaux qui me frappèrent immédiatement, non, ce fut l’objet qu’il portait à la taille, et que je reconnus immédiatement : la ceinture d’Okhrid !

Un artéfact légendaire, au pouvoir incommensurable… bien que de la même nature que la magie d’un servant d’Okhrid, et par conséquent inutile face à Vanidja Stonéva… En revanche, quiconque possède la ceinture s’octroie un avantage d’un poids considérable face à un demon, fut-il prince… comme Vassago.

Je n’ai aucune confiance en ce dernier ; un tel atout est donc inestimable.

Toutefois, il me fallait avant tout persuader le roi de me la céder. En effet, entouré comme je l’étais d’une foule de guerriers, même primitifs, faire parler la force équivalait probablement au suicide.

J’ai de nouveau usé de mes talents de négociation… quelque peu aidés par un sortilège d’illusion. J’avais récupéré dans la combe du Chaos une spore de Zasla. Ces choses ont la faculté d’exploser en émettant une lumière aveuglante lorsqu’on les projette au sol. Le sortilège l’a transformée l’espace de quelques heures en un artéfact beaucoup plus puissant, auquel le roi des hommes-oiseaux n’a pas résisté et contre lequel il a accepté de me troquer la ceinture d’Okhrid. Je me félicite de ne pas avoir utilisé la spore pour me défaire de la chasseuse de mages et de son acolyte à Qamashi. Le roi m’a même offert un trajet retour aéroporté. Plus rapide qu’à pied, mais pas forcément plus agréable que la première fois.

La suite de mon périple s’est déroulée sans histoires. Seule péripétie notable, un gnome qui exigeait un tribut pour passer « son » pont. Grix a eu beau protester, je n’ai pas cherché à discuter ; je n’avais pas de temps à perdre, et l’or ne représente pas grand-chose pour moi.

Me voici enfin arrivé à la dernière étape. Le grand temple d’Okhrid m’attend, même s’il ne sera pas simple d’y pénétrer sans attirer l’attention. L’endroit n’est pas fréquenté par les inquisiteurs ou les chasseurs de mages, mais tous les membres du culte sont à même de repérer un pratiquant des arts interdits. Aussi vais-je me montrer prudent et ne pas me mêler à la foule qui attend d’entrer pour un miracle ou quelque sort de soins. L’entrée principale doit être surveillée. Il doit bien exister une alternative pour approcher la grande prêtresse d’Okhrid.


J’ai tout perdu.

Grix n’est plus. Lui qui ne pouvait plus attendre d’écrire une « bonne fin » dans ce journal… Ironiquement, j’exerce donc pour la première fois mon prétendu métier, en rédigeant les dernières lignes.

Je suis parvenu jusqu’à Vanidja Stonéva. J’ai évité l’entrée principale, gardée, et j’ai pris la direction des jardins. Grâce à la jonquille de fer, je me suis frayé un passage jusqu’à une porte dérobée. Si j’avais su qu’elles étaient aussi utiles, je m’en serais trouvé une depuis longtemps.

Je suis arrivé sans encombre devant une jeune fille que j’ai d’abord prise pour une acolyte, mais qui s’est présentée comme la grande prêtresse elle-même…

Curieusement, elle n’a pas semblé effrayée par ma présence, et ce alors qu’elle m’a révélé s’attendre à la venue d’un serviteur de Vassago.

Elle m’a fait une proposition : celle de me libérer de l’emprise du démon… mais pour cela, elle devait en premier lieu s’occuper de Grix. Ce dernier ne m’a pas laissé le temps d’accepter ou non l’offre. Sentant le vent tourner, il a invoqué Vassago en personne sur le champ. Je le soupçonnais depuis longtemps être avant tout un agent du prince démon…

La rupture du lien qui m’unissait à lui jusque là a provoqué en moi une soudaine faiblesse. Heureusement, je n’ai pas eu à puiser dans le peu de mana qu’il me restait, car j’avais la ceinture d’Okhrid. Sa réputation n’est pas usurpée. Son pouvoir, conjugué à celui de la grande prêtresse, est venu à bout de Grix et de Vassago tout à la fois…

… Et je suis redevenu un sorcier mineur dès cet instant. Je m’attendais à être arrêté, mais Vanidja m’a laissé partir, en remerciement de mon aide…

Elle m’a proposé de devenir un serviteur d’Okhrid. J’ai préféré ne pas lui répondre. Ce n’est sans doute qu’une question de temps avant qu’un chasseur de mages ou un inquisiteur ne me tombe dessus. Sans la magie supérieure, je ne donne pas cher de ma peau. Retourner à Urgut dans ces conditions me paraît hors de question. Fuir, alors ? Mais vers où ?

Tout ce chemin et ces sacrifices pour en arriver là… Tu peux ricaner, Dimitar. Ton frère ne risque plus de te faire de l’ombre, désormais.

Un homme a dit que le sens d’un voyage n’est pas dans la destination mais dans le voyage lui-même. Cet homme n’a jamais eu de but à sa vie.
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RE: Magica Tenebræ : de la magie, des ténèbres - par Jehan - 30/10/2017, 21:56



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