Rendez-vous au 1

Version complète : Conférence sur l’écriture non linéaire à Paris le 13 février 2023
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La conférence est intégralement disponible en ligne pour info : https://www.twitch.tv/videos/1737170912

Elle est peu difficile à résumer parce que brassant très large, essayant d'aborder un maximum de thèmes en seulement deux heures.

N'ayant pas pu prendre de notes (c'était dans le noir), j'ai juste quelques remarques du début qui me reviennent en tête à chaud :

L'interactivité implique forcément des sacrifices de qualité littéraire. C'est juste pas possible d'avoir des chemins qui soient strictement aussi bien de terme en pure histoire. Par exemple, esquiver un danger ou l'affronter, parfois tu as juste rien à dire sur le premier (« Vous parvenez à vous enfuir. Rendez-vous au X. ») ou le deuxième (« La BRUTE vous charge. HABILETÉ 6 ENDURANCE 8 Si vous l'emportez, rendez-vous au X. ») alors que t'as plein d'idées pour l'autre (façon originale de s'échapper avec au hasard de l'acrobatie, combat intéressant en soi ou pour ses conséquences).

Et donc il faut accepter que ton histoire sera jamais aussi bien que si elle était linéaire, où là tu n'as gardé que les meilleurs morceaux. On y gagne sur d'autres fronts bien sûr. Mais disons que pour remporter le Goncourt, un livre non-jeu, c'est quand même plus simple.

Si on veut se faire de l'argent, il vaut mieux aller dans le jeu vidéo que dans le livre. 10000, c'est à la fois une très bonne vente pour un bouquin et des ventes très médiocres pour un jeu. Et en plus, la marge créateur est bien large.
La vidéo est aussi visible ici : https://www.youtube.com/watch?v=vgyOawB7yEI&t=521s

Trois autres points que j'ai trouvé intéressants :
- Dans le récit normal, le caractère du personnage principal est affirmé et l'histoire découle de son personnage; dans le récit interactif c'est le contraire : c'est l'histoire qui définit le personnage, c-à-d que le caractère du personnage est neutre (c'est une coquille vide) et sera défini par les choix du lecteur
- "Souvent les gens veulent juste pousser sur des boutons", ils veulent juste pouvoir choisir : parfois donner le choix au lecteur (même si cela a aucune incidence sur la suite du récit) suffit pour le satisfaire, car il a eu le plaisir de choisir, d'agir librement, de définir son personnage (par une action)
- Pour offrir la meilleure expérience au lecteur, "il faut concentrer vos ressources (temps passé à écrire, tension dramatique...) sur les points de convergence (passages obligatoires du récit)" plutôt que sur des chemins qui ne seront que rarement empruntés
Allez, je tente de lancer un modeste débat !

(17/02/2023, 10:34)grattepapier a écrit : [ -> ]- Dans le récit normal, le caractère du personnage principal est affirmé et l'histoire découle de son personnage; dans le récit interactif c'est le contraire : c'est l'histoire qui définit le personnage, c-à-d que le caractère du personnage est neutre (c'est une coquille vide) et sera défini par les choix du lecteur


J’avoue que je tique un peu sur ce point, qui est au mieux à nuancer, sinon vraiment daté. Que les DF (et la plupart des LDVELH) de notre jeunesse nous enjoignaient à incarner des « coquilles vides », certes il n’y a pas trop de contestation là-dessus.

Les « héros » d’alors n’étaient pas immoraux ou moraux, ils étaient « amoraux ». Ils avaient rarement un passé étoffé, pas de perspectives autres (et rien de plus urgent à faire) que de mener à bien la quête qu’ils s’apprêtaient à accomplir en notre compagnie (ou l’inverse). Ils étaient l'instrument nécessaire, mais parfaitement désincarné. Un outil, un prétexte plus qu'un personnage avec une personnalité éprouvée.

Ils n’avaient pas vraiment de consistance, n’existaient qu’au travers de l’aventure proposée, restaient parfaitement interchangeable, oubliable.

Mais c’était aussi le cas pour pas mal de JdR de l’époque et notamment D&D où la dimension psychologique des personnages, leurs considérations éthiques, se résumaient à peau de chagrin. A part « l‘alignement » (bon/neutre/chaotique), très manichéen et qui ne voulait pas dire grand-chose en fait, tout était orienté vers un aspect purement ludique lié à la montée en puissance de nos personnages à grand renfort d’objets magiques, de pièces d’or et autres possessions matérielles.

Une vision essentialiste donc, réductrice presque.

Occire une bande de gobelins, de brigands ou terrasser un dragon n’étaient des actes qui ne se percevaient que par le prisme de l’expérience que l’on allait recueillir en retour et éventuellement du danger encouru. Mais il ne me semble pas m’être inquiété de la moralité à tuer d’autres hommes (peut-être après tout que ces brigands n’étaient que de pauvres paysans, poussés par la faim et qui avaient embrassé une vie de maraude afin de nourrir leurs familles éplorées désormais…. Je m’égare).

Bien sûr des séries comme « Loup Solitaire » ou la « Quête du Graal » ont cherché à établir des destinées davantage ancrées dans un monde plus détaillé, structuré. Mais on était loin encore d'un "The Witcher 3" par exemple où l'on sent le dilemme permanent de Geralt, son refus du manichéisme justement... Ce qui rend les choix d'autant plus forts car porteurs d'autre chose qu'une simple finalité. Ces choix ont des conséquences, tangibles ou non, mais titillent notre esprit et amènent dans une autre dimension en catalysant l'immersion !

Ce long laïus pour dire que « oui », il était de tradition de se glisser lors de nos lectures dans des « coquilles vides » mais plus par choix des auteurs (une certaine facilité aussi), lignes éditoriales, contexte sociétal et cible visée (ça s’adressait surtout à des adolescents et ça devait rester politiquement correct tout en embrassant les codes éculés de l’héroic-fantasy ou d’autres univers très fortement connotés ou stéréotypés).

On ne voyait surement pas l’intérêt d’aller plus loin, c’était bien comme ça, le jeu (en général) s’adressait aux enfants, aux adolescents, devait rester quelque chose de simple, accessible et il n’y avait pas vraiment de prétention littéraire (voir philosophique) derrière tout ça.

C’était du consommable, ludique mais qui n’impliquait pas le joueur au-delà d’une simple aventure classique. Il n’y avait pas de volonté (pas d’intérêt aussi) à prendre des risques, de chercher à défendre des opinions, alerter ou éveiller les consciences.

Mais ce n’est plus cas ! Sinon, ça serait rayer d’un trait de plume tout de ce qui se fait (ici notamment) depuis quinze/vingt ans dans le domaine de la littérature interactive ! Si on regarde simplement les aventures ayant concourues cette année au YAZ, on ne peut pas dire qu’on interprète des « coquilles vides » qui, par nos choix, vont prendre quelque peu consistance (car cet argument dont je n’ai pas parlé jusque-là est d’ailleurs aussi critiquable : les héros des DF quels que soient nos choix ne prenaient pas plus d’épaisseur à la fin du bouquin ! On avait tué le mage, sauvé le village des hommes-lézards, gagné un tournoi, choisi la porte de droite plutôt que celle de gauche… Et point ! Il n’y avait aucune portée morale ou psychologique à ça. Et encore une fois, c’était la norme dans le monde du jeu -de rôle ou vidéo- à l’époque).

Pour moi, le genre littéraire « interactif » évolue comparativement à celui de la BD depuis les années 60 où l’offre est désormais foisonnante, les styles, thèmes et sujets abordés extrêmes variés.

Si je passe en revue donc les AVH de cette année, dans vecteur XX1, on interprète une jeune femme avec ses aspirations propres, ses désirs, ses doutes, ses problèmes familiaux parfois conflictuels et au premier abord c’est vraiment loin de mes préoccupations de pré-boomer… Et pourtant ça ne m’a pas gêné une seconde (légèrement troublé peut-être lors du rendez-vous au restaurant avec l’instituteur, ce qui contribue à l’intérêt d’ailleurs de l’AVH). Et que dire de Trente Deniers ! Retors, opportuniste, immoral à souhait, cynique. C’est loin d’être une coquille vide pour le coup et pour cetain sa personnalité peut être dérangeante ! Pourtant c’est un plaisir aussi à lire même si on peut penser que c’est un triste sire mais tellement stimulant à jouer. Et puis la bande de coquins de « L’ombre et l’épée » qui cherchent simplement à survivre dans une époque de misère et de peste. On est loin du cliché des chevaliers vertueux en armures rutilantes… Ou encore la singularité du personnage principal « D’écume et de Sang » ! A chaque fois, il y a un parti-pris, un cadre, un contexte fort et pour autant, on ne sent pas corseté par une indépassable individualité des protagonistes.

Personnage fort et liberté d’action n’est donc pas forcément antinomique.

Tous ces personnages sont déjà étoffés, ont un véritable passé et une psychologie parfois complexe, un caractère déjà forgé qui préempte nos choix. La lecture/jeu s’apparente alors plus à une coopération, une synergie entre lecteur/personnage même quand les aspirations morales de ces « avatars » peuvent « rebuter » de prime abord. On apprivoise le héros proposé si tenté qu’on accepte sa mentalité, son tempérament.

Peut-être car l’aspect commercial ne s’impose pas et donc la liberté des auteurs est totale. On n’aime pas tel ou tel personnage car trop loin de nous ? Pas grave, il y a pléthore de choix disponibles pour le lecteur sur Litteraction. La liberté des auteurs a été le moteur de cette émancipation et a permis, il me semble, de sortir des sentiers battus pour s’aventurer librement vers d’autres paradigmes.

En somme, il n’y a pas tant que cela de différences entre littérature classique et interactive, c’est juste une mécanique différente, mais le moteur reste et restera toujours l’imagination de l’auteur, sa créativité…

Et c’est là ou je veux en venir. Je trouve qu’il y a un renversement intéressant qui s’opère. Le genre que nous défendons s’émancipe largement du fait de son caractère de niche, confidentiel là ou la littérature destinée au grand public (cf. les écrivains à succès contemporains), nous sert très souvent des redondances, situations opportunes liées à des modes, des attentes, des études de marché, ce qui conduit à des stéréotypes, des clones et pour le coup à une armée de personnages qui sont assurément des coquilles vides !
J'ai l'impression que la conférence se veut avant tout placée sous le signe des limites théoriques. C'est-à-dire plus ce qu'on peut faire que ce qui présente un intérêt à être fait.

Je pense par exemple à la parenthèse sur Inform et les jeux textuels à interpréteur en général. Il est vrai que cela offre sur le papier une liberté d'actions sans commune mesure avec la concurrence. Par exemple, si on trouve une bouteille, on peut la ramasser, l'examiner, la lancer, jongler avec, boire son contenu, la placer en équilibre sur notre caboche, et ainsi de suite.

Sauf qu'en fait, bof bof quoi. Bon, déjà, dans la pratique, à l'heure actuelle, on va vite se heurter à la limite humaine que seul un minuscule nombre d'interactions sont réellement gérées, ne serait-ce que parce qu'il faut les écrire une par une et que le temps dont disposent les humains sur cette terre n'est pas illimité. Et donc on va se manger des « Je ne comprends pas. » et autres « Ce n'est pas une bonne idée. » très rapidement.

Mais, même en admettant que ce soit un jeu à la pointe de la technologie, avec une intelligence artificielle derrière capable d'écrire à la volée des scénarios additionnels pour toute action n'ayant jamais été tenté auparavant... Et bien, passé le court émerveillement du début à propos de cette prouesse technologique, on va vite s'emmerder avec cette bouteille. Ça reste une bouteille, un objet en soi pas beaucoup plus intéressant en virtuel que dans la vraie vie.

Oh, il y a sans doute des choses très intéressantes à faire avec une bouteille spécifiquement dans le contexte du jeu. Par exemple, aller arroser le haricot magique pour qu'il pousse jusqu'au ciel. Mais ajouter plein d'autres possibilités parfaitement banales voire ennuyeuses n'apporte finalement rien à l'expérience du joueur.

Et là, on entre dans cette phase où cette liberté absolue, de plaisante, devient horripilante, à désespérément chercher les quelques possibilités parmi l'infini où il va enfin se passer quelque chose d'intéressant avec cette satanée bouteille. Perso, de mon expérience des jeux à interpréteur de l'IFComp, je tiens pas dix minutes avant d'abandonner et de repartir vers des jeux avec une liberté beaucoup plus restreinte et pourtant un plaisir de jeu beaucoup plus grand.

Le Ageless-Faceless-Gender-Neutral-Culturally-Ambiguous-Adventure-Person, c'est un peu le même délire je dirais. De ne pas être contraint par un quelconque passé est objectivement une condition nécessaire à une liberté absolue. En revanche, est-ce que cette liberté absolue apporte vraiment quelque chose, est-ce qu'au final ce qu'on gagne en en sacrifiant une partie n'a pas plus de valeur que ce qu'on y perd, là, là y'a clairement il y a débat.


Quid des livres-jeux dans tout ça ?

Et bah je dirais que le choix est déjà fait pour nous en fait. Le format papier est très limitant. Dans la conférence, il est dit qu'un jeu comme Disco Elysium, c'est un million de mots. Un bouquin de 100 000 mots, c'est déjà un beau pavé. Et en plus, non seulement on n'a aucun aucun à côté pour faire passer des éléments supplémentaires, comme de la musique ou des images (plus que ponctuelles et statiques), mais on doit encore dépenser une partie de nos mots pour gérer les éléments mécaniques. Dès le départ, il y a pas photo que la liberté absolue, on peut encore moins la promettre que la concurrence.

À partir de là, nos options en tant qu'auteurs sont de fait limitées. Ça n'a de fait déjà plus grand sens de complètement anonymiser le protagoniste au nom de la liberté.

Ça peut cependant en avoir si on choisit de partir sur du pur jeu, avec les mécaniques au centre et l'histoire en simple emballage (sujet il me semble pas trop abordé par la conférence, qui parle surtout de comment de raconter des histoires).

C'est d'ailleurs effectivement l'option historique, les tous premiers Défis Fantastiques ne se voyant jamais que comme l'adaptation solo d'un jeu d'exploration et de gestion de ressources (Endurance, Repas, Or). Dans un tel contexte, avoir un héros bien défini a à peu près autant d'importance que de connaître la biographie du type chevauchant un sanglier géant dans Scythe. Autrement dit, je suis sûr qu'il y a moyen d'en tirer une super histoire, mais, voilà, en contexte, on s'en fiche un peu en vrai.

Cet effacement partiel ou total de certains détails, c'est encore aujourd'hui une option valide, par exemple dans un livre-jeu centré sur la résolution d'énigmes (Escape et co) ou avec un aspect gestion très poussé (Can You Brexit Without Breaking Britain?).

Et je dirais d'ailleurs pas que c'est la solution de facilité. Tout le contraire en fait. En particulier de nos jours où, quand on se vend comme un jeu, on se prend la concurrence de grosso modo quarante ans d'évolution du jeu vidéo et vingt ans d'évolution du jeu de société. Ah, c'est sûr, Le Labyrinthe de la Mort, au début des années 80, à côté du Monopoly, c'était vraiment une expérience de jeu inédite. De nos jours, pour ne citer vraiment que le premier titre me traversant le crâne, je dirais qu'il ne reste plus grand-chose de la proposition ludique du Labyrinthe qu'un Room 25 ne fasse pas en mieux.

Autrement dit, c'est pas facile de surnager dans une telle concurrence. Il faut vraiment une proposition originale, de la qualité, et un apport fort du papier. Par exemple, dans Can You Brexit?, il y a tout un aspect très didactique, avec beaucoup de longs passages détaillant le fonctionnement de l'Union Européenne et du Royaume-Uni, c'est-à-dire quelque chose pour lequel le format livre reste le plus adapté. S'il n'y avait eu que de la gestion mécanique d'un pays imaginaire, je ne sais pas si, malgré tout le talent de Dave Morris, il serait resté dans les mémoires.

À l'inverse, faire un livre-jeu avec à la fois une vraie histoire et de vrais éléments de jeu, ça permet d'éviter l'affrontement frontal, de sinuer entre deux eaux, en se montrant plus ludique qu'un livre et plus livresque qu'un jeu.

De là à dire que c'est plus facile, faut peut-être pas exagérer. Ça a ses propres écueils de marier histoire et jeu harmonieusement. Mais disons que ça me paraît pas illogique que ce soit justement ce qui a le vent en poupe après l'explosion ludique de la dernière décennie qui a vu une démultiplication de l'offre et de qualité, aussi bien en numérique qu'en cartonnée.

Et à partir du moment où on tient à mettre le mot livre dans livre-jeu, c'est difficile de justifier par exemple un protagoniste transparent, tout comme ça serait difficile si c'était un livre non-jeu. D'où acte.

Bref, tout ça pour dire que la théorie c'est bien beau, mais qu'on reste quand même tributaire, consciemment ou pas, des contraintes du réel, dont l'environnement dans lequel se déroule la création. Et actuellement, je dirais que celui-ci pousse naturellement vers des personnages forts dans les livres-jeux.

[il y aurait probablement plein de choses à rajouter sur cette histoire d'environnement, et notamment l'évolution des paradigmes de narration en faveur d'histoires de plus en plus centrées sur des personnages auxquels ils arrivent des choses plutôt qu'une sorte de récit global avec des acteurs dedans, un peu à la Fondation ; mais je m'y connais vraiment pas assez pour m'avancer et ce message est de toute façon déjà beaucoup trop long]
Quelques pensées, sans doute très anodines, mais que j'ai envie de partager :

Il me semble qu'effectivement, lorsqu'il cite Inform, FibreTigre constate lui-même que ça n'apporte paradoxalement pas grand-chose de très excitant malgré la grande liberté apparente. Parce que, selon lui, les joueurs ne veulent pas tant que ça être "créatifs" ex nihilo mais plutôt construire une solution originale à un problème donné via des choix qui leur seraient déjà proposés. Je trouve d'ailleurs que les arguments développés par Skarn à ce sujet sont concrets et pertinents : ils correspondent bien à ma propre expérience décevante avec ce genre de support.

Un point qui m'a frappé et qui revient deux ou trois fois dans la conférence, c'est à quel point les jeux (et livres) qui nous marquent sont ceux qui nous parlent de l'humain. Même un personnage très éloigné de nous, tant qu'il possède une épaisseur, finit par nous concerner par ses émotions, ses questionnements. Or c'est clairement ce qui me plaît et m'attire dans les œuvres de notre communauté. Je rejoins totalement Gwalchmei en ce sens.

Certains jeux vidéos en apparence très éloignés du "livre" (je pense à The Last Of Us 2, notamment, alors qu'il s'agit d'un jeu de tir et d'infiltration sans possibilité réelle de dialogue) parviennent alors à raconter une histoire suffisamment forte pour être inoubliable (The Witcher 3, plus dialogué, est quant à lui formidable par la profondeur de ses quêtes - principales ou secondaires : comment oublier le Baron ?).
C'est peut-être aussi parce qu'ils s'approchent du genre cinématographique et que l'émotion passe d'une manière quasiment directe, viscérale ou/et magnifiée par une mise en scène intelligente. Mais le thème de TLOU 2 (les questionnements sur la vengeance) est quand même sacrément puissant.

En ce qui concerne les jeux "systémiques" qui visent à immerger un personnage dans un environnement réactif, et au fait que le lecteur se raconte en quelque sorte sa propre histoire à partir des différents éléments qu'il connecte, comme dans l'image du bol de céréales (pardon, je mélange beaucoup de choses), je ne pense pas être véritablement séduit par l'idée pour le moment. De mon point de vue, au-delà de son miroir sur l'humain, ce qui caractérise une œuvre d'art est sa capacité à donner du sens au chaos.
Bien sûr, on peut toujours "trouver" du sens par nous-mêmes - comme dans notre propre vie, après tout - (cela me fait penser aux récits à fins ouvertes, ou à ces films qui engendrent une décennie d'interprétations différentes parce qu'ils n'ont pas livré toutes les clés). Mais j'ai l'intuition qu'un auteur agence toujours, de manière inconsciente, les éléments d'une (bonne) histoire selon une architecture qui dégage une vision du monde, sa perception réordonnée de l'existence pour le dire simplement. Et que c'est cette organisation cohérente et signifiante de tous les événements qui fait la force d'une histoire. Or cela manquerait forcément à des éléments pris de manière aléatoire ou à un jeu purement systémique (le monde a un ordre, mais les événements sont finalement dépourvus de dessein, de cette cohérence secrète). Bien sûr, j'ai conscience qu'il s'agit là d'une vision classique qu'on peut justement vouloir briser. Qu'il faut briser pour explorer autre chose. Pourtant je pense toujours revenir en tant qu'auteur, et que lecteur, à une narration centrée sur l'histoire et ses développements...
Cette idée d'histoire sans début ni fin que FibreTigre évoque pour clore son exposé me fait un peu penser à la série "kaléïdoscope" sur Netflix (que je ne conseille pas ^^). La série propose huit épisodes censés pouvoir être regardés dans n'importe quel ordre. Mais les développeurs conseillent de finir par un épisode bien spécifique ("blanc"), les inversions proposées n'apportant en réalité que peu de choses d'un point de vue narratif (il s'agit juste de suivre les personnages à des époques différentes avant un casse). Il s'agit donc d'un concept un peu mensonger, sans doute éloigné de ce qu'on pourrait créer de tel. Que ce concept ait pu servir d'appât sur une plateforme grand public montre toutefois que les gens sont à la recherche d'expériences nouvelles y compris sur la structure narrative.

Enfin, un passage de la conférence, encore très intéressant, évoque l'évolution du monde au-delà de la "bulle de réalité" perçue directement par notre personnage. Et ça me fait penser à Chrysalide. Je me souviens encore m'être émerveillé devant l'impression solide que le monde suivait son cours pendant que mes deux héros tentaient d'accomplir leur délicate mission. Particulièrement, en refaisant une tentative, de voir combien l'auteur avait soigné le déroulement chronologique des événements et le déplacement des "PNJ" pendant toute la soirée, chacun suivant sa logique propre. Cela a conforté ma sensation de me trouver face à un univers réel. Je pense que ce sont des éléments importants à prendre en compte lorsqu'on écrit une AVH, lorsque bien sûr le scénario s'y prête.

En tous cas, je conseille à tous de visionner la conférence (et +) car les concepts expliqués par FibreTigre sont clairement du genre à infuser pendant des années et à venir nourrir notre créativité et notre motivation !
(je note d'ailleurs ses remarques sur le coût de la traduction selon le nombre de mots ainsi que les limites qu'il conseille de ne pas dépasser... et je m'abstiendrai donc de compter ceux de mes futures AVH pour ne pas déprimer Mrgreen )
J'avoue que j'ai pas trop compris où il voulait en venir lors du passage du bol de céréales. Ça discutait de définir un personnage par une accumulation d'historiettes à son sujet, mais, euh... dans quel but ? Génération procédurale de PNJ dans un jeu ?
Je suis en train de jouer à Disco Elysium. Je n'en suis encore guère qu'au début, mais la quantité de texte paraît en effet colossale.

Entre ce jeu, Pentiment et quelques autres auxquels j'ai joué il y a plus longtemps, je pense que je vois un peu ce que FibreTigre entendait par "laisser le joueur donner une personnalité au héros en choisissant ses actions".

C'est de mon point de vue quelque chose qui est partiellement lié avec le concept (qu'il aborde à un autre moment) de l'utilité des actions inutiles, c'est-à-dire des actions qui n'ont aucun impact concret sur la suite du jeu. L'exemple qu'il cite est une situation très simple où on nous demande si ça va et on peut répondre oui ou non, sans que cela change quoi que ce soit. Mais on peut bien sûr imaginer des exemples où le joueur choisit entre des options nettement plus développées, qui personnaliseront le héros en montrant son opinion sur tel ou tel sujet. Ces options peuvent très bien n'avoir aucune conséquence réelle dans le texte qu'on rencontrera ensuite, mais le seul souvenir de les avoir choisies contribuera à colorer l'idée que le joueur se fait de son personnage.

Un exemple tiré de Pillars of Eternity 1. Lors de la création de notre personnage, on lui choisit un profil qui reflète son background (marchand, noble, érudit...) ; ce profil procure quelques bonus et débloque parfois des choix de dialogue. Mais tout au début du jeu, il y a une conversation (calibrée selon le profil) qui nous interroge plus précisément sur le passé de notre héros. J'avais décidé que mon personnage était un ancien esclave et mon interlocutrice m'a demandé comment j'avais obtenu la liberté. Il y a trois ou quatre réponses possibles : on peut dire qu'on s'est évadé, qu'on a mené une révolte victorieuse ou même simplement que les dirigeants locaux ont soudain décidé d'interdire l'esclavage. Ça n'a aucune conséquence sur la suite du jeu et il n'y est plus jamais fait référence, mais cette décision a tout de même eu pour effet de rendre à mes propres yeux le caractère et l'histoire de mon personnage un peu plus tangibles.

Il va de soi que ce genre de choses est considérablement plus facile à faire dans un jeu vidéo. Je ne suis même pas sûr que ce serait une bonne idée d'essayer de le faire dans un livre-jeu.